À ceux qui sont découragés par l’injustice en ce monde et par le problème du bonheur des méchants, le Ps 36 répond en un long poème de 40 versets de style sapientiel et un peu répétitif. Dans la perspective de la seule rétribution terrestre, il y avait là pour l’auteur une énigme qu’il tente de résoudre. Un sage vieillard fait part de son expérience sur un ton intimiste qui n’hésite pas à utiliser le « je » (v.25.35-36) pour assurer le croyant qu’en se confiant en Dieu il a choisi la voie juste, alors que le méchant fabrique sa propre ruine. Malgré le titre qui attribue (encore !) le psaume à David, on s’accorde à y voir un écrit postexilique, surtout à cause de l’alphabétisme et de l’importance accordée à l’étude de la loi et de la sagesse (v.30-31). Il s’agit d’un psaume alphabétique dans lequel chacune des 22 strophes (habituellement de 4 vers) commence, en ordre, par une des lettres de l’alphabet hébreu (cf. Ps 25 ; 34). Ici, ce procédé littéraire a peut-être été un carcan pour l’auteur puisqu’il semble se contenter de répéter la même idée de diverses manières. Mais le poème est bien structuré en trois grandes parties : la partie centrale à l’indicatif (v.10-33) est encadrée de deux séries d’impératifs (v.1-9 et 34-40).
1- Les impératifs du début (v.1-9) sont d’abord négatifs (v.1-2) : « Ne t’échauffe pas, ne jalouse pas » (Pr 3,31 ; 23,17 ; 24,1.19 ; Ml 2,17 ; 3,13-21 ; Si 9,11-12), puis positifs (v.3-9) : « fais confiance, fais le bien, habite la terre, reste fidèle ». Le juste est invité à considérer le faux bonheur de l’impie (Ps 49,17-18 ; 92,8 ; Jb 20,5) et la fugacité du méchant, évoquée à travers deux images classiques : l’herbe (v.2.20.35-36) et, au v.20, la fumée (Ps 90,5-6 ; 92,8 ; 102,5.12 ; 103,15-16 ; 129,6 ; Is 40,7 ; Jb 8,12 ; 14,2 ; 18,16 ; Jc 1,11). Le psaume demande au juste de vivre tranquille (v.3), de remettre son sort au Seigneur (v.4) et (v.7) d’attendre en paix l’intervention de Dieu (Ps 39,2-3 ; 62 ; 73 ; 130,5 ; Is 7,4 ; 30,15 ; Lm 3,26).
2- Partie centrale : le ton exhortatif passe à celui d’un enseignement sur la rétribution.
• Premier point (v.10-20) : l’opposition entre le sort de l’impie et celui du juste (Ps 49 ; 73 ; Jb 21) : le juste est moralement droit, silencieux, religieux, calme et patient, sobre et généreux, mais le méchant est injuste, comploteur, assassin, fortuné, malhonnête et terrible. La différence, c’est que le bonheur de l’impie ne dure pas tandis que les humbles posséderont la terre. L’impie auteur de sa propre ruine est une idée fréquente dans la littérature sapientielle (Jb 4,8 ; 15,35 ; Ps 7,15-17 ; 9,16 ; 35,7-8 ; 57,7 ; Pr 5,22 ; 14,32 ; 22,8 ; 26,27 ; Qo 10,8-9 ; Sg 11,16 ; 12,23 ; Si 27,25-27).
• Deuxième point (v.21-26) : renversement de situation, générosité et bénédiction distinguent le juste (Ps 112,5 ; Tb 4,7-11 ; Si 29,1-2.9). Au v.23 (// Pr 20,24), Dieu guide le juste dans l’existence et écarte les obstacles de sa route (cf. Ps 34), s’il tombe, Dieu le relève (Ps 145,14).
• Troisième point (v.27-33) : le Seigneur ne délaisse jamais ses amis. Aux v.30-31 le bonheur du juste dépend avant tout de son attachement au Seigneur et à sa loi (Ps 1,1-2 ; 19,8-11 ; 119).
3- Impératifs de la fin (v.34-40) : exhortations et promesses : espère le Seigneur et sois fidèle. Au v.35 la comparaison de l’arbre est fréquente (Jb 20,6-7 ; Ps 92,13 ; Is 2,12-13 ; Éz 31).
Le Ps 36 est donc une réflexion sur un thème éminemment sapientiel qui traverse tout l’Ancien Testament : la doctrine de la rétribution selon laquelle Dieu récompense automatiquement les justes ici-bas, tandis qu’il punit automatiquement les impies ici-bas. Cette conception est peut-être simpliste, mais elle a longtemps répondu à la question de la justice avant la croyance en un au-delà où chacun recevra selon ses œuvres. Évidemment, l’expérience a souvent contredit la doctrine de la rétribution puisque bien des méchants vivaient riches. gras et en santé toute leur vie. Aussi, la sagesse biblique y a vu un défi à sa foi en un Dieu juste. Le débat sur la doctrine de la rétribution sera repris par Qohélet (8,11-14), par Jérémie (12,1-2), par Habaquq (1,2-4) et surtout par tout le livre de Job.
L’auteur du psaume défend-il la thèse traditionnelle ? Peut-être pas autant qu’on pourrait croire. Un réponse qu’il apporte au problème, c’est de le considérer à long terme. Pour le moment, le méchant triomphe, mais cela ne saurait durer. Le nœud de l’argumentation du Ps 36 se situe dans cette ligne : ne sois pas impatient ! La rétribution viendra même si elle n’est pas encore évidente maintenant. Ensuite le psalmiste donne à la rétribution une signification spirituelle et non plus uniquement sociale qui, donc, se réfère moins à la condition matérielle qu’à un état ou une condition spirituelle. Ainsi, le juste peut ne pas être dans l’abondance (v.16) et même subir les attaques de l’ennemi (v.12.14.32) ; son bonheur se trouve plus haut, dans la fidélité même (v.3.27.30-31.37) au Dieu en qui il met ses délices (v.4), à qui il a confié son sort (v.5.7.34.39-40) et dont il attend réconfort et assistance (v.4.6.17.19.28-29.34.37). L’auteur parle des « pauvres du Seigneur » ou des « doux » (v.11.14.16). Ainsi, la récompense que les justes reçoivent du Seigneur n’est pas nécessairement d’ordre matériel, elle peut consister en des consolations spirituelles qui proviennent de l’intimité avec Dieu.
L’expression « posséder la terre » revient souvent (v.9.11.22.29.34 ; cf. v.3). Ce thème tient beaucoup de place dans la littérature biblique (cf. Ps 16,5 ; 25,13 ; Dt 1,8.21 ; 6,1.3.18 ; 8,1 ; 11,8-32 ; 16,20 ; 2 S 14,16 ; 20,19 ; 1 R 8,36 ; Jr 3,19), où il s’agit sans doute de la terre promise. Le bonheur c’est de posséder un coin de terre, de vivre tranquillement dans sa maison et de jouir des produits de la terre (Ps 128 ; Is 7,21-22 ; 14,30 ; 65,21-23 ; Os 14,5-9). Mais déjà dans le Deutéronome et ailleurs (Is 57,13 ; 60,21), l’expression semble déjà s’être comme affranchie de son sens primitif et de son support territorial et en est venue à signifier simplement « goûter le bonheur ». Ainsi, on enseigne que ceux qui réussissent en ce monde ne sont pas ceux qu’on pense, ceux qui accumulent richesses et bien-être, mais ces pauvres qui n’ont d’autre souci que de rester fidèles au Seigneur (v.9.28), justes (v.17.23.30), irréprochables (v.18.28). Ces pauvres extérieurs sont au dedans les vrais riches puisqu’ils possèdent le seul vrai bonheur. De là chez le psalmiste désireux de répondre au scandale du juste devant le succès de l’impie, d’enseigner que la vraie rétribution est d’un autre ordre. À bien y réfléchir, le scandale causé par la réussite du méchant fait ressortir le bonheur du juste. La thèse de la rétribution est donc juste : c’est vrai que ceux qui sont fidèles au Seigneur sont heureux et que l’infidélité entraîne le malheur.
Le psalmiste a-t-il voulu donner à son poème une orientation eschatologique ? Dans ce cas, Dieu offrira à ses fidèles ce que désirent leur cœur (v.4) et les mettra en possession définitive de la terre du bonheur éternel (v.9.18.22.27.29.34). Là ils seront pleinement rassasiés (v.19) et jouiront d’une grande paix (v.11). D’un autre côté cependant, en ce jour-là, Dieu privera à jamais les impies de ces biens (v.9.10.15.17.22.28.36.38). Il ne s’agirait ici tout au plus que une mince ouverture vers l’au-delà qui se développera davantage dans les livres suivants.
Le Nouveau Testament a repris l’essentiel du Ps 36 dans la béatitude de Mt 5,4. Ici, comme aussi en Rm 4,13 ou Hb 11,9-10.13-16, la terre devient le royaume des cieux, le ciel.
Fr. Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain, Ottawa