Fin février début mars, mon Québec chéri traverse la plus mauvaise période de ses hivers. Oh, bien sûr, les grandes froidures sont passées. Il reste à peine une ou deux grosses bordées de neige à la Saint-Patrick ou à la Saint-Joseph. Le soleil apparaît plus tôt le matin. Il se couche plus tard le soir. Entre les deux, il se montre le bout du nez plus souvent. Mais… le paysage fait horreur. Les trottoirs sont dégueulasses. Les murs des maisons sont recouverts d’une épaisse pellicule laissée par les neiges polluées d’acide. Les arbres n’ont pas encore revêtu leur tenue estivale. La vieille neige est sale. En fondant, elle découvre les débris des tempêtes de janvier. Les papiers et autres machins à poubelle, abandonnés par les négligents, se pointent dans les recoins des édifices. Bref, c’est pas beau, la fin de l’hiver québécois! Si les cousins d’ailleurs songent à venir visiter la parenté, qu’ils attendent encore quelques semaines!
D’autant plus que nous vivons, en même temps, d’autres fins d’hiver. Le temps tristounet s’étale au fond de nous-mêmes. Les mois passés ont été chargés. Le travail nous a siphonné les énergies depuis la fin de l’été. La lutte contre les intempéries hivernales nous a affaiblis. Le soleil, trop discret, n’a pu nous revigorer. En résumé, nous avons la langue longue et les yeux cernés. Certains subissent même la déprime ou le burn out.
En ce pays aux fertilités abondantes, c’est notre tour de faire l’expérience du désert et de la stérilité. L’Année internationale des déserts et de la désertification commence au mois de mars à Montréal, en Gaspésie, à La Tuque et au Lac-Saint-Jean.
Qui dit désert dit aridité, sécheresse, dépouillement, appauvrissement. Au désert, nous frappons des murs. Les barreaux de nos prisons sortent de l’ombre. Nous évaluons le contenu de notre baluchon. Nous faisons des choix. Qu’est-ce qui est vraiment important pour moi? Qu’est-ce qui a de la valeur? Les tempêtes de sable effacent les traces des caravanes. Dans nos déserts intérieurs aussi, nous ne pouvons pas compter sur le tracé d’une route. Le chemin, nous le dessinons au fur et à mesure que nous marchons. Il faut savoir où aller et ne pas compter sur d’hypothétiques indices en cours de route.
Nous découvrons alors le prix de l’eau. La source devient le bien le plus précieux qui soit. L’oasis, le paradis inespéré. Une simple étoile nous métamorphose en rois mages à la recherche de la Terre promise. Ce qui, en d’autres temps, était banal devient aujourd’hui un trésor, une bouée de sauvetage, un phare dans la nuit.
L’actuelle laideur des paysages québécois – extérieurs et intérieurs – laissent espérer le printemps. «Doux printemps, quand reviendras-tu?», demande la chanson. Nous le rêvons, ce printemps. Nous avons besoin de le rêver pour continuer la traversée du désert. Nous cherchons à inventer l’avenir comme les deux journaliers dans Des souris et des hommes de John Steinbeck: «Dis-le, Georges, comment ce sera. C’est tellement beau quand c’est toi qui le dit.»
Rêver peut aider à tenir le coup jusqu’aux derniers sursauts de l’hiver. À certaines conditions cependant. D’abord, ne pas fuir les obstacles qui jalonnent les jours. Ils peuvent devenir des défis et nous entraîner au dépassement. Ils peuvent nous forcer à choisir l’essentiel. Les déserts ont cette faculté de nous ramener à ce qui compte vraiment.
Deuxième condition: ne pas prendre les mirages pour l’oasis ou la ville hospitalière. Fermer les yeux, fuir la réalité plutôt que de lui faire face: ce n’est jamais la solution aux problèmes que nous vivons. La démission ne mène nulle part. Parfois, les «rêvasseurs» se laissent paralyser par leur imagination. Ils se pensent rendus et cessent alors de marcher. Les bons rêves mettent en route. Ils mobilisent. Ils dynamisent. Ils donnent du courage.
Les prophètes d’Israël ont rêvé eux aussi. Ils ont rêvé la terre habitée au bout du désert. Ils ont rêvé aussi le désert lui-même. Ils ont souhaité en faire un jardin de fleurs. Ils ont imaginé un fleuve qui traverserait les dunes de sable. «Voici que je fais un monde nouveau: il germe déjà, ne le voyez-vous pas? Oui, je vais faire passer une route dans le désert, des fleuves dans les lieux arides.» (Isaïe 43, 19) De tels propos ne nous invitent-ils pas à reconnaître sous la vieille neige, la beauté de la fin de l’hiver.