Tout a commencé le 30 septembre 2005. Un quotidien danois Jyllands-Posten publie une douzaine de dessins, des caricatures du grand prophète Mahomet. Quinze jours plus tard, des milliers de musulmans descendent dans les rues de Copenhague pour protester contre ce qu’ils considèrent être un sacrilège. Deux fois sacrilège même, puisque non seulement on a profané le Père de l’Islam, mais on a osé dessiner un être humain. En effet, il est interdit pour un musulman de représenter en image une personne humaine.
L’affaire aurait pu s’arrêter là. C’est ce qui serait probablement arrivé si on avait caricaturé Jésus Christ. Mais onze ambassadeurs de pays musulmans en poste à Copenhague demandent à rencontrer le premier ministre du pays pour manifester leur désaccord. Celui-ci refuse de les recevoir.
À la toute fin de l’année, les ministres des affaires étrangères arabes sont réunis au Caire. Ils «condamnent cette atteinte qui va à l’encontre de la sainteté des religions». Protestations, condamnations, manifestations, actes de violence s’enchaînent jusqu’en février où ils atteignent un niveau d’émotivité inimaginable. Des pays arabes rappellent leur ambassadeur à Copenhague. Le gouvernement danois refuse de présenter des excuses, affirmant qu’il ne peut aller à l’encontre de la liberté de presse. D’autres journaux publient, à leur tour, les caricatures. Des manifestants incendient des ambassades danoises, autrichiennes, françaises et norvégiennes dans des pays arabes, à Damas, à Beyrouth, à Téhéran. On attaque des quartiers chrétiens. On brûle des églises. On tue des occidentaux.
Agressivité, colère, violence montent en flèche. Tant parmi les occidentaux que chez des habitants des pays d’allégeance musulmane, on lance des appels au calme. Le secrétaire des Nations Unis s’en mêle. À Montréal, un iman convie ses coreligionnaires pour une manifestation devant l’Université McGill. D’autres imans se dissocient. Il y a trop de risques de dérive, à leur avis..
Nous comprenons plus ou moins ces flots de débordement émotif. Nous sentons la manipulation de la population. Peut-être essaie-t-on de distraire les gens d’autres problèmes plus sérieux encore. Peut-être utilise-t-on la religion comme un moyen détourné de faire de la politique. Peut-être est-on en train de camoufler le terrorisme et la haine sous le manteau béni de Dieu, qu’il s’appelle Dieu d’Abraham, notre Père ou Allah.
En Occident démocratique, nous avons appris à vivre avec les caricaturistes. Nous les applaudissons quand ils visent juste. Nous leur manifestons de l’indulgence quand ils passent à côté. Rarement, nous sommes scandalisés, même quand ils ironisent sur des sujets qui nous tiennent à coeur. Les personnages publics caricaturés ne s’en offensent pas. Certains y voient même une marque de reconnaissance. Parmi les politiciens et les artistes, ils sont nombreux ceux et celles qui rêvent d’être consacrés par la satire d’un dessinateur. La caricature fait partie de notre culture au même titre que la presse d’opinion ou les commentaires engagés des créateurs qui profitent des galas pour protester contre les injustices dont ils sont ou seraient les victimes.
Il n’en va pas ainsi chez nos frères musulmans. La caricature, quand elle touche un sujet vénérable, devient un blasphème. Elle est inacceptable quand un coreligionnaire s’en sert. Elle l’est tout autant au bout du crayon d’un non musulman.
Inacceptable et condamnable. Il faut non seulement protester mais punir. Les coupables doivent payer. Les démocrates que nous sommes protestent à leur tour. Il faut respecter la liberté. Il faut préserver à tout prix le droit de dire ce que nous voulons dire, que cela plaise ou non.
Dans le cas présent, un autre principe entre en ligne de compte. Saint Paul l’a formulé autrefois en mots bien tapés: «Tout m’est permis; mais tout n’est pas profitable» (1Corinthiens 6, 12). On peut avoir le droit de penser différemment des autres, mais dans le respect des uns et des autres. En ce sens, je ne crois pas profitable d’insister en publiant les dites caricatures dans d’autres médias. Ces rééditions veulent peut-être affirmer haut et fort la liberté de presse; cependant, ils attisent davantage les passions et les réactions violentes.
Par ailleurs, la violence est aussi une caricature. En faisant appel à la violence et au terrorisme, nos frères musulmans fabriquent à leur tour des caricatures. Le mépris de la personne défigure l’être humain, que celui-ci soit condamnable ou non. Attaquer un semblable, qu’il soit ami ou ennemi, c’est verser dans la caricature et une caricature au moins aussi pernicieuse que celle des dessinateurs danois.
Les humains sont faits avant tout pour entrer en dialogue, reconnaître et accepter leurs différences et construire l’harmonie et l’unité à même ces différences.
Denis Gagnon, o.p.