Contre toute excommunication
Un lépreux vient trouver Jésus ; il tombe à ses genoux et le supplie : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Pris de pitié devant cet homme, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » A l’instant même, sa lèpre le quitta et il fut purifié. 43 Aussitôt Jésus le renvoya avec cet avertissement sévère : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre. Et donne pour ta purification ce que Moïse prescrit dans la Loi : ta guérison sera pour les gens un témoignage. » Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle, de sorte qu’il n’était plus possible à Jésus d’entrer ouvertement dans une ville. Il était obligé d’éviter les lieux habités, mais de partout on venait à lui.
Commentaire :
« Jésus enseignait avec autorité ». Suit aussitôt la narration de 15 miracles. Selon Marc, miracle est synonyme de signes de puissances. Venu établir le Règne de Dieu sur terre, l’auteur du premier évangile nous décrit Jésus déjà à l’œuvre par sa Parole et ses actes de puissance ; il tente ainsi de débarrasser ce monde de tous les obstacles à l’avènement du « Règne qui est tout proche ». Après avoir chassé le démon, guéri chez la belle-mère de Simon la maladie symbole du péché, c’est maintenant le lépreux, l’excommunié qui retrouve sa place dans la communauté par la guérison de son mal.
Au temps du Christ, la lèpre diagnostiquait un mal incurable. Pour nous donner quelque idée de l’horreur du mal, il faudrait lire dans le livre du Lévitique deux chapitres qui lui sont consacrés. (Lv. 13-14) Nous pourrons alors réaliser que le terme lèpre définit toute maladie de peau. La lèpre chez les humains, quelque forme qu’elle prenne, était comparable aux moisissures sur les murs. Contagieuse, on la considérait comme un mal qu’il fallait éviter à tout prix. Aussi isolait-on les malades, les excommuniait-on pour ainsi dire, et considérait-on la lèpre comme une impureté rituelle. Déclarés impurs, donc pécheurs, les lépreux étaient exclus de l’Alliance et rejetés de la société. La plus horrible des maladies, la lèpre était considérée comme châtiment du péché (2 R. 15,5 ; 2 Ch. 26,19-20). Le « Serviteur de Yahvé » est lui-même regardé comme un lépreux : « Nous l’estimions châtié, frappé par Dieu et humilié. Or c’étaient nos souffrances qu’il supportait, c’est à cause de nos infidélités qu’il a été transpercé. C’est par ses plaies que nommes guéris » (Is. 53, 3+) Le lépreux, regardé comme impur et excommunié à cause de sa maladie, devait, une fois guéri, se présenter au prêtre, seul responsable du diagnostique et autorisé à déclaré le malade guéri. En fait, seul Dieu pouvait délivrer de la lèpre, il n’en avait communiqué la pouvoir qu’à quelques grands prophètes comme Moïse ( Nb. 12, 9-14 et Ex. 4,6-8) et Élisée ( 2 R. 5, 9-14).
Le lépreux était donc considéré comme excommunié, rejeté de la société, Jésus venu instaurer le Règne de Dieu sur terre se doit donc de poser envers ces êtres un geste de puissance signifiant par là que tout excommunié sous quelque forme que ce soit peut et doit être réintégré au cœur de la société. Que serait donc la lèpre de nos jours ? On pourrait dénoncer ici toute forme de jugement condamnant et marginalisant autrui, certaines situations morales ou religieuses vécues par nombre croissant de nos contemporains, tous ces frères et sœurs que nous excluons consciemment ou non de nos relations. Comme on peut voir, pour tant que le lépreux puisse être l’autre quel qu’il soit, nous sommes personnellement responsables de la contagion du mal et de la censure qu’il engendre dans notre société moderne.
Plus précisément, quelle forme peut prendre la lèpre de nos jours ? La misère sociale dans laquelle notre civilisation industrielle enferme sans recours possible un nombre croissant de frère et de sœurs : pauvreté matérielle, sous-développement, lot des résidants aux frontières de nos grandes villes, habitants des bidonvilles, étrangers engagés en des conditions de travail injustes, toute forme de décrochage. Faudrait-il ajouter à cette nomenclature les divorcés, les mères célibataires, mariages recyclés, familles réformées, les femmes qui se font avortés, ménages vivant en union libre, quartiers d’homosexuels tant masculins que féminins, gangs de rue, population de nos instituts carcéraux… Et que dire, comment regarder celui qui ne pense pas comme nous, ne s’habille pas comme nous, adopte un mode de vie étranger pour ne point dire contestataire du nôtre ? Et lequel d’entre nous ne se permet pas à quelque titre que ce soit une forme de jugement excommunicatoire ?
Même au sein de la sainte Église catholique romaine, la « lèpre » est dénoncée dans la personne d’écrivains, chercheurs audacieux, pratiquants contestataires de Vatican II, mouvements fondamentalistes. Toute forme de dissidence, même si les tentatives de rapprochements se font de plus en plus évidentes, est marquée au coin de l’excommunication. On pourrait croire que la foi engendre la lèpre, la marginalisation voire même l’excommunication. Et que dire de la tradition au nom de laquelle la censure tombe sans compréhension sur certains groupes de notre société chrétienne et religieuse.
Il est bon dans pareil contexte de relire ce récit de Marc soucieux de révéler la personne du Christ et la raison de son Incarnation. Ce n’est pas au nom de l’utilité qu’il est venu, mais avec la mission d’instaurer le Règne de Dieu, le Règne du Christ, règne de justice, de paix et d’amour. Les miracles, actes de puissance que Marc condense dans la toute première partie de son évangile, manifestent bien ce désir de vaincre tous les obstacles, anéantir toutes les ruptures par excommunications, pour instaurer en Christ ce règne de justice, de paix et d’amour.