Ces trois « petites Heures » sont le propre de l’office monastique et ne sont entrées dans la liturgie du peuple chrétien tout entier que petit à petit.. À l’origine, dans les églises où se réunissait la communauté des fidèles, il n’y avait que les Offices du matin et du soir. On y ajoutait, exceptionnellement, des Vigiles. En dehors de ces deux assemblées quotidiennes, il n’était pas question de réunir les fidèles et le clergé à d’autres heures. Mais la ferveur et la magnificence des offices monastiques attiraient les croyants et portaient l’évêque (souvent ancien moine lui-même) et le clergé à imiter ces ascètes. D’où l’adjonction pure et simple des Vigiles, puis des petites Heures à l’Office du matin et du soir existant.
De petits arrêts à la fois juifs et romains
La prière des premiers chrétiens avait sa préparation dans la tradition juive. La liturgie du Temple comportait deux temps : sacrifice du matin et sacrifice du soir. Elle était ainsi étroitement liée au rythme de la vie humaine (lever et coucher) et au rythme de la nature (aurore et tombée de la nuit). Au fil du temps, le sacrifice du soir fut progressivement anticipé jusqu’à la neuvième heure (vers 15 heures) et un nouveau temps de prière s’ajouta aux deux autres. On aboutit ainsi au « chiffre magique » de trois. C’est ici qu’interviennent les habitudes romaines. Selon les Pères de l’Église, à la suite de Jésus qui recommandait : « Restez éveillés et priez en tout temps » (Luc 21, 36) et de l’apôtre Paul qui dit aux croyants de « prier sans relâche » (1 Thessaloniciens 5, 17), à aucune heure ne doit manquer l’adoration de Dieu. On s’habitua donc à consacrer à la prière les divisions de la journée telles qu’elles existaient dans l’empire. Or les Romains répartissaient cette journée en quatre « heures » : prima, tertia, sexta et nona. C’est donc à ces quatre moments charnières que vont apparaître des arrêts pour un temps de prière. Nous voilà à l’origine des Heures canoniales du jour. En effet, en juxtaposant les deux computs, on aboutit au fameux chiffre sacré de sept : Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres, Complies.
Des pauses christianisées
Le rythme de sept étant acquis, il a fallu ensuite le justifier. Comme il arrive souvent, le vécu vint en premier, on légitima après-coup. Le sens théologique de la prière du matin et de la prière du soir était trop enraciné dans l’Écriture, les coutumes et le rythme cosmique pour qu’on aie à se creuser les méninges longtemps pour le trouver. Celui de la prière de nuit était aussi facile à concevoir : le Christ avait parlé de la vigilance du serviteur fidèle qui attend le retour de son Maître (Luc 12, 35-40) ou de la jeune vierge qui attend l’Époux pour entrer avec lui dans la salle des noces (Matthieu 25, 1-13). Il n’en alla pas de même pour nos trois petites Heures. L’Écriture n’en parle guère. Un peu tout de même, dans les Actes des Apôtres. C’est à la troisième heure que les disciples étaient en prière et que l’Esprit descendit, le jour de la Pentecôte (Actes 2, 15). C’est à la sixième que Pierre monta sur la terrasse de la maison de Joppé pour prier et qu’il eut sa vision (Actes 10, 9). Et à la neuvième qu’il alla pour prier au Temple avec Jean et qu’il guérit le paralytique (Actes 3, 1-2).
Mais pourquoi prier à ces heures à notre tour ? Un Clément à Alexandrie, un Hippolyte à Rome, un Tertullien et un Cyprien en Afrique vont rivaliser d’imagination pour répondre à cette question. Ils raccrochèrent ces heures à l’histoire du salut. La troisième est celle de la descente de l’Esprit. La sixième, celle de la vision universaliste de Pierre. La neuvième, celle de la vision de Corneille au sujet de la vocation des Gentils. De même, chacune d’elle leur rappela un moment de la passion. « Tu dois prier à la troisième heure parce qu’à cette heure l’arbre de la croix a été préparé ; à la sixième, parce que le Fils de Dieu a été élevé sur la croix ; à la neuvième, tu dois à nouveau prier parce qu’à cette heure le Seigneur a rendu l’âme sur la croix.1 »
Enfin la tentation était trop forte pour ne pas voir, dans le chiffre trois, la Trinité. Tierce sera consacré à l’Esprit, « flamme jaillie d’auprès de Dieu » ; Sexte au Père, lumière sans déclin ; None au Fils, mort pour nous. Une étude, même superficielle, des hymnes et des oraisons pour ces Heures dans l’office monastique actuel, montrerait la permanence de ces diverses interprétations antiques jusqu’à nos jours.
Des arrêts encombrants
Misère ! On a oublié la messe. Ce qui fait non plus sept, mais huit. Saint Benoît ne l’a pas incluse dans son horaire et il semble bien qu’à son époque l’eucharistie n’était pas quotidienne dans les monastères. On va donc l’ajouter au cours du Moyen Âge. Ce sera la messe conventuelle. Tous les moines ne pouvant y prendre part, notamment les convers qui devaient aller au travail des champs, on y ajouta la messe matutinale, au cours de laquelle ceux-ci communiaient. Puis les messes privées pour les moines prêtres. Par ailleurs, aux Laudes canoniales, déjà doublées par Prime, on adjoignit les Laudes de la Vierge et celles des défunts. L’enfer !
Des solutions ? En sauter des bouts ? Pas très en vogue, surtout si on est bien dévot ou un peu scrupuleux. Faire deux choses en même temps ? Très courant. Dire son bréviaire pendant la messe, célébrer sa messe durant les Laudes, habiller le pontife pendant Prime pour la messe pontificale qui va suivre. Aller de plus en plus vite ? Universel. Un moine ancien de chez nous, qui a connu cette époque, dit qu’ils avaient tant de prières à débiter qu’ils n’avaient plus le temps de prier. Ou une réforme ?
« De retour après la pause »
Avec Vatican II, la prière monastique a retrouvé un meilleur équilibre. Prime étant un doublet, il a été supprimé. Tierce, Sexte et None sont devenues ce qu’on pourrait appeler des « bornes » dans la journée. On fait un arrêt. Pour se remettre en présence de Dieu. Pour repartir, avec lui, dans la section suivante du chemin. Ainsi, la première tranche de la journée monastique se compose surtout de longs temps de silence et de solitude. Elle commence par les Vigiles nocturnes, et inclut les Laudes et le petit déjeuner. Tierce marque la fin de cette tranche. Malheureusement, l’eucharistie s’insère elle aussi, tout naturellement, au même moment. Les deux se faisant concurrence, elles sont célébrées ensemble en beaucoup de monastères.
Suit un temps d’activité. Celui-ci se termine par le chant de Sexte. Aucun problème ici. Une articulation entre l’activité de l’avant-midi et le repas du midi appelle presque de soi ce court temps de prière.
À leur tour, cette réfection et la période de repos qui la prolonge se terminent par le chant de None. À nouveau une articulation orante, toute naturelle, avant le départ pour le travail de l’après-midi. Dans la plupart des monastères, l’Office est chanté à l’église, après quoi les moines ou les moniales se dirigent vers leurs ateliers respectifs. Le sens de cette pause demeure le même : se retrouver en communauté devant Dieu avant une nouvelle étape de la journée.