Il y eut un moment au IIe siècle, où les chrétiens, ayant dans l’ombre authentifié leurs Écritures fondatrices et constitué leurs communautés, s’enhardirent à « rendre raison [apologian] de leur espérance » (I Pierre 3, 15) à tous ceux qui le leur réclamaient, juifs et païens. C’est le grand moment des apologistes, eux qui inaugurèrent avec bonheur un genre littéraire qui marquera à jamais la littérature chrétienne. Parmi toutes les apologies de cette époque l’« Épître à Diognète » apparaît à la fois comme la plus mystérieuse et la plus brillante. Elle n’a jamais été citée jusqu’à la fin du Moyen Age. Le nom de l’auteur reste un secret scellé. L’unique manuscrit a brûlé dans l’incendie de Strasbourg en 1870. Mais dès l’édition princeps d’Henri Estienne, en 1592, elle suscite un intérêt sans cesse renouvelé ; on en compte depuis lors près de soixante-dix éditions ou réimpressions, totales ou partielles. C’est qu’il y a là un témoignage unique, par la force et la limpidité de la conviction qui l’anime, sur la nouveauté récurrente du christianisme. Qui n’en connaît au moins la phrase : « En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde » ?
« Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes. Car ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils n’emploient pas quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Leur doctrine n’a pas été découverte par l’imagination ou par les rêveries d’esprits inquiets; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine d’origine humaine.
Ils habitent les cités grecques et les cités barbares suivant le destin de chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et le reste de l’existence, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur manière de vivre. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils prennent place à une table commune, mais qui n’est pas une table ordinaire.
Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que les lois. Ils aiment tout le monde, et tout le monde les persécute. On ne les connaît pas, mais on les condamne ; on les tue et c’est ainsi qu’ils trouvent la vie. Ils sont pauvres et font beaucoup de riches. Ils manquent de tout et ils tout en abondance. On les méprise et, dans ce mépris, ils trouvent leur gloire. On les calomnie, et ils y trouvent leur justification. On les insulte, et ils bénissent. On les outrage, et ils honorent. Alors qu’ils font le bien, on les punit comme des malfaiteurs. Tandis qu’on les châtie, ils se réjouissent comme s’ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers, et les Grecs les persécutent ; ceux qui les détestent ne peuvent pas dire la cause de leur hostilité.
En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps, et pourtant elle n’appartient pas au corps, comme les chrétiens habitent dans le monde, mais n’appartiennent pas au monde. L’âme invisible est retenue prisonnière dans le corps visible; ainsi les chrétiens : on les voit vivre dans le monde, mais le culte qu’ils rendent à Dieu demeure invisible. La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans que celle-ci lui ai fait de tort, mais parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs ; de même que le monde déteste les chrétiens, sans que ceux-ci lui aient fait de tort, mais parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs.
L’âme aime cette chair qui la déteste, ainsi que ses membres, comme les chrétiens aiment ceux qui les déteste. L’âme est enfermée dans le corps, mais c’est elle qui maintient le corps; et les chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde, mais c’est eux qui maintiennent le monde. L’âme immortelle campe dans une tente mortelle: ainsi les chrétiens campent-ils dans le monde corruptible, en attendant l’incorruptibilité du ciel. L’âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif; et les chrétiens, persécutés, se multiplient de jour en jour. Le poste que Dieu leur a fixé est si beau qu’il ne leur est pas permis de le déserter. »