Ces jours-ci, un homme est mort aux États-Unis. Sa mort a eu lieu par la mise en application d’une loi. Une cour de justice a cru nécessaire de mettre fin à ses jours. Elle a condamné à mort. Il faut dire que l’homme avait lui-même tué sa femme et son beau-père. Cette triple mort montre la gravité de la situation. Les défenseurs de celui qui a subi la peine de mort ont cherché à atténuer le crime et à innocenter l’homme en évoquant les séquelles psychologiques dont souffrait cet ancien combattant du Vietnam (un autre geste inhumain!).
Il existe encore des pays – dont les États-Unis – où on décide en toute légalité de refuser la vie à une personne humaine. En toute légalité et aussi froidement que peuvent le faire des criminels endurcis.
Quelques jours avant qu’on injecte un poison mortel dans les veines du condamné, le président des États-Unis avait déclaré dans une autre circonstance et pour d’autres motifs: «Nous ne torturons pas» (Panama, 7 novembre 2005). Le président répondait à un journal qui accusait le très civilisé pays d’enlever des individus clandestinement, de les conduire hors du pays (là où la loi est moins civilisée) et de les garder dans des prisons secrètes, des «sites noirs» comme on les appelle.
Depuis le 11 septembre 2001, depuis que le terrorisme attaque de façon spectaculaire le grand et noble pays voisin, les américains se défendent énergiquement et même de façon inhumaine. Pourtant les lois qui assurent la protection des droits humains n’ont pas été abolies. Ce n’est pas nécessaire. Il s’agit tout simplement de les contourner. Gardons nos ennemis dans des endroits hors de la juridiction américaine. Par exemple, à Guantanamo ou à Bagram en Afghanistan. La convention de Genève interdit les mauvais traitements aux prisonniers de guerre? Très bien! Parlons plutôt de «prisonniers du champ de bataille». Attribuons à nos ennemis un autre statut!
Dans Le Monde diplomatique, Ignacio Ramonet rapporte: «D’autres enquêtes ont indiqué que la Central Intelligence Agency (CIA) enlève des suspects à travers le monde – en Allemagne, en Italie, en Suède et ailleurs – pour les livrer à des “pays amis”, comme l’Arabie saoudite, la Jordanie, l’Égypte, où ils peuvent être torturés sans limites. Plus récemment, des rapports ont montré que la CIA disposait d’un véritable réseau de prisons secrètes à travers le monde – qualifié par Amnesty International de “goulag de notre époque” – dont certaines seraient situées dans des pays de l’Union européenne (Pologne?) et d’Europe orientale (Roumanie?).» (RAMONET, Ignacio, «Tortures…», Le Monde diplomatique, décembre 2005, p. 1)
Au temps de la guerre froide contre le communisme, d’anciens présidents des États-Unis ont accusé le bloc soviétique d’agir ainsi. La Sibérie regorgeait de prisonniers maltraités, paraît-il. À leur tour, les voilà enclenchés dans des comportements semblables.
Tous ces gestes, que ce soit l’application de la peine de mort ou la torture d’ennemis potentiels, défigurent l’humanité. Même quand l’ennemi est dangereux, même quand nous connaissons l’ampleur de ses possibles attaques, nous n’avons pas le droit de déshumaniser. Nous nous condamnons nous-mêmes en posant des gestes semblables à ceux que nous réprouvons. Nous tuons parce qu’ils ont tué ou peuvent le faire. L’actuel ministre de la justice dans le gouvernement américain, Alberto Gonzales, va même jusqu’à recommander de ne pas se laisser «affaiblir» par le respect des droits humains! Il oublie qu’on s’affaiblit davantage en ne les respectant pas!
Chez mon ennemi, la haine la plus monstrueuse est la plupart du temps un masque. Derrière cette cagoule hideuse, il y a peut-être un visage humain, un regard. Si mince que soit le fil qui relie ce regard au coeur qui bat dans sa poitrine, je me dois de le rejoindre pour atteindre la moindre parcelle d’humanité qui puisse vivre dans cet être.
Une ex-torturée raconte que, lors d’une séance de torture, son tortionnaire s’est impatienté: « Je n’ai pas de temps à perdre, cria-t-il. Mon enfant est malade. Je dois rentrer à la maison.» À la séance suivante, la femme s’informa de la santé de l’enfant. «Ce jour-là, dit-elle, il ne m’a pas torturée.» L’attention avait désarmé le bourreau. Conclusion: combattez la violence par des gestes humains et humanisants. Désarmez votre ennemi en essayant d’établir une vraie relation humaine. C’est long, dira-t-on. La force et la dureté peuvent contrôler rapidement l’adversaire. C’est vrai. Mais la force et la dureté ne changent que les comportements extérieurs. Elles ne transforment pas les coeurs. Elles ne convertissent pas. Seule l’ouverture du coeur peut y parvenir. Nous sommes toujours gagnants en passant par le coeur.
Denis Gagnon, o.p.