Avant toute parole…
Emile Shoufani, nous nous retrouvons cinq ans après les visites que je vous fis et l’enquête que je menai en 1997 pour préparer le livre Le Curé de Nazareth, lequel retraçait votre itinéraire singulier, et racontait surtout votre inlassable travail pour la paix et la compréhension entre les peuples. Bien sûr, l’aggravation tragique de la situation au Proche-Orient a totalement changé le contexte dans lequel vous menez ce combat. Mais sur le fond, n’aviez-vous pas tout dit alors, et qu’auriez-vous à ajouter aujourd’hui, hormis le fait que vous espoirs de l’époque ont été dramatiquement démentis ? Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de témoigner une nouvelle fois ? Pour lancer un cri d’alarme, comme d’autres l’ont fait, en faveur du peuple palestinien ?
Un cri d’alarme, oui, mais pas seulement pour mon peuple, car s’il souffre aujourd’hui comme rarement il a souffert au cours de son histoire, il n’est malheureusement pas le seul : les juifs aussi vivent une situation infernale. Je suis un patriote arabe, profondément solidaire de mes frères palestiniens, mais je suis aussi citoyen d’Israël, et je dirai ma fidélité à cet Etat qui est aussi celui des arabes israéliens. Fidélité contestataire, peut-être, mais fidélité indéfectible. Nous sommes tous, juifs et arabes, victimes de l’incurie de nos politiques, du manque de courage de la communauté internationale, des injustices que l’on a laissé se développer avec cynisme ou par faiblesse, et qui ont provoqué des explosions en chaîne incontrôlables. Nous sommes tous victimes aussi de la peur et de la colère, ces deux terribles passions qui se sont emparées de cœurs et qui s’entretiennent elles-mêmes, qui croissent de façon autonome comme des cancers. Il faut en sortir ! Tout le monde crie, tout le monde le pense, mais je veux dire ici que nous ne pourrons nous en sortir qu’ensemble. Il n’y a qu’une seule voie possible pour s’échapper de ce labyrinthe infernal de terreur dans lequel nous sommes tous prisonniers, c’est celle du dialogue.
Mais avant de prononcer la moindre parole, il faut se mettre en situation de comprendre l’autre, essayer de pénétrer son univers pour entrer dans sa subjectivité, rechercher sincèrement les causes profondes de réactions qui nous paraissent a priori scandaleuses. Je veux témoigner de ce que nous avons vécu, nous arabes israéliens de Nazareth, et de ce qu’ont vécu nos frères des Territoires occupés durant ces trois ans de feu et de sang. Je veux dire aussi ma compréhension fraternelle de ce que peuvent ressentir les juifs d’Israël ou de la diaspora. Je veux enfin donner mon interprétation personnelle des événements. Et même si je sais pertinemment que cette lecture politique sera contestée dans tel ou tel de ses aspects, je la présente surtout comme un appel au dialogue et à un effort de traduction mutuelle de nos mentalités et de nos discours respectifs. Ce n’est pas seulement parce que je parle à la fois l’arabe et l’hébreu que je dis cela, c’est surtout parce que, au-delà des questions linguistiques, je sais que les gens d’ici ne parlent pas le même langage : littéralement, à travers la même phrase, ils n’entendent pas les mêmes choses, à travers les mêmes gestes, ils ne lisent pas la même symbolique, à travers la même attitude extérieure, ils ne comprennent pas les mêmes intentions. C’est incroyable, après cinquante ans de voisinage entre arabes et ashkénazes, et après des siècles de cohabitation entre arabes et séfarades ! Mais, c’est comme ça, il faut s’atteler à un énorme travail de décodage. Peut-être les arabes israéliens ont-ils une situation privilégiée pour jouer ce rôle à l’avenir…
Alors que les religions ne cessent de diviser les hommes sur cette terre au lieu de les réunir, êtes-vous bien placé pour appeler au dialogue, vous qui, en tant que prêtre « grec catholique », êtes ce qu’on appelle un homme de Dieu ?
Je suis peut-être un homme de Dieu, non pas au sens où je me sentirais investi de quelque droit divin que ce soit, mais seulement au sens où je Lui ai consacré ma vie. En dehors de la liturgie, je n’ai qu’une seule manière de témoigner de cet engagement singulier, c’est d’être, dans la vie quotidienne, un « homme pour les hommes ». Dieu n’a pas de parti, si ce n’est celui des victimes, à quelque « camp » qu’elles appartiennent. Chaque visage défiguré par la douleur – qu’elle soit causée par une blessure de la chair ou par une blessure du cœur, comme la perte d’un enfant – est pour moi la face outragée du Christ. Et chaque visage dans lequel on peut lire l’éveil d’un espoir est pour moi la face transfiguré du Christ, celle qu’il a montré aux apôtres sur le mont Thabor.
Vous avez vous-mêmes choisi le titre de ces entretiens. Qu’évoque pour vous cette image du veilleur ?
Elle est l’écho du psaume 130, qui commence par « Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur… » – c’est le fameux De profundis qui tient une si grande place dans la liturgie des défunts. Pour moi, les Psaumes, ce livre sublime de la Torah célébré à la fois par les juifs, les chrétiens et les musulmans, sont au cœur de la spiritualité dont nous avons tant besoin. En l’occurrence, ce psaume 130 exprime l’espérance du croyant au plus profond de sa détresse – quand précisément il semble ne plus y avoir d’espoir, du moins sur le plan humain. Peut-être en sommes-nous là aujourd’hui sur cette terre qui a vu David chanter les Psaumes en dansant autour de l’Arche d’Alliance…
« Auprès de Toi est le pardon… » dit ici le psalmiste : pour les trois religions monothéistes, en effet, la première vérité sur Dieu, après l’affirmation de son Unité, est qu’il est Miséricorde. Et le corollaire est que nous devons nous appuyer sur cette espérance dans le pardon divin pour essayer de pardonner nous-mêmes… ce qui est certainement le défi le plus difficile pour l’homme qui souffre. Mais il y a toujours cette image du veilleur : « Mon âme attend le Seigneur comme le veilleur attend l’aurore… » L’aurore, pour nous tous ici, c’est bien sûr la paix. Non pas seulement le cessez-le-feu, mais la construction d’une vraie fraternité en actes, où la diversité des peuples serait considérée comme une richesse et non comme une calamité. Nous sommes vraiment en ce moment dans la situation décrite par le prophète Jérémie : « Ils pansent à la légère la blessure de mon peuple en disant : ‘Paix ! Paix !’ et il n’y a pas de paix. Shalom ! Shalom ! véèn shalom. »
Cela dit, cette parole du psalmiste n’est pas une incitation à la passivité, au contraire. L’attente du veilleur dont il est question est une vigilance, une façon de se tenir debout, dans la dignité, pour être capable de recevoir cette aurore qui vient. Voilà le seule programme que je me suis fixé.