Jusqu’au bout de son coeur
« C’est comme un homme qui partait en voyage : il appela ses serviteurs et leur confia ses biens. A l’un il donna une somme de cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul, à chacun selon ses capacités. Puis il partit. Aussitôt, celui qui avait reçu cinq talents s’occupa de les faire valoir et en gagna cinq autres. De même, celui qui avait reçu deux talents en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un creusa la terre et enfouit l’argent de son maître.
Longtemps après, leur maître revient et il leur demande des comptes. Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança en apportant cinq autres talents et dit : ‘Seigneur, tu m’as confié cinq talents ; voilà, j’en ai gagné cinq autres. —Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître.’ Celui qui avait reçu deux talents s’avança ensuite et dit : ‘Seigneur, tu m’as confié deux talents ; voilà, j’en ai gagné deux autres. —Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître.’Celui qui avait reçu un seul talent s’avança ensuite et dit : ‘Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. J’ai eu peur, et je suis allé enfouir ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient.’ Son maître lui répliqua : ‘Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu. Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui en a dix. Car celui qui a recevra encore, et il sera dans l’abondance. Mais celui qui n’a rien se fera enlever même ce qu’il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dehors dans les ténèbres ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents !”
Commentaire:
L’évangile, ce dimanche, doit être entendu comme témoin par excellence du vécu de la jeune Église primitive. Sans doute rappelle-il aussi la pensée de Jésus, sa Parole vivante, mais interprétée cette fois par l’évangéliste à l’intention de ses ouailles. Il convient de toujours nous demander en quoi cette parole d’évangile interfère-t-elle dans ma vie chrétienne courante ? Une même parabole peut avoir été utilisée à des fins distinctes ? Jésus l’a prononcée lui-même une première fois, puis elle a été reprise dans la prédication de l’Église primitive à l’intention des néo-chrétiens, et enfin par l’auteur de l’évangile qui avaient en tête les besoins de ses lecteurs et auditeurs.
Afin de bien situer la leçon de cette page d’évangile, il faudrait ne pas oublier ce qui précède, la parabole du cortège nuptial et sa finale : « Veillez donc car vous ne savez ni le jour ni l’heure. C’est comme un homme qui partit en voyage »… Il serait erroné de croire que la parabole de ce dimanche ne puisse s’insérer comme les cinq autres précédentes dans un appel à la vigilance. Le maître reviendra, on le sait, mais la reddition des comptes n’est pas pour aujourd’hui : « Après un long temps, le maître arrive ». Les chrétiens des âges apostoliques attendaient de façon imminente ce retour triomphal du Christ. Dans l’immédiat, ils avaient mis de côté tout travail gagne-pain. Ceci valut aux Thessaloniciens une bonne leçon de la part de l’apôtre Paul. Le fait que le Christ mette tant de temps à revenir mettait également la foi chrétienne en péril : « Où est la promesse de son avènement ? Depuis que les Pères sont morts, tout demeure comme au début de la création » (2 Pi.3, 4).
La vigilance chez Matthieu n’implique nullement une attente prudente, sorte d’immobilisme craintif tel qu’illustré dans le cas du troisième serviteur : « Pris de peur, je suis allé enfermer ton talent dans la terre » (24,25). La vigilance est ici synonyme de la fidélité dans les devoirs de la vie chrétienne et quotidienne. Écouter la parole de Dieu ne suffit pas, elle doit porter du fruit. La parabole précédente, celle du cortège nuptial (25,13), puis celle du majordomie (24,45) et celle du figuier stérile (24,33) portent toutes une même leçon : « Veillez donc car vous ne savez pas quel jour votre maître doit venir ».
Toute parabole comporte toujours la « pointe du récit », élément sur lequel l’auteur cherche à attirer l’attention en l’exposant dans un contexte de paradoxe ou de démesure. Ainsi la plus petite des semences produit l’arbre où tous les oiseaux du ciel viendront se blottir ; un peu de levain fait lever trois mesures de farine. Dans cette parabole des talents, c’est aussi la démesure. Alors que quatre versets bouclent l’histoire des deux premiers serviteurs, il en faut sept pour raconter l’histoire du troisième. Vraisemblablement toute l’attention se concentre sur le mauvais serviteur qui, dans la crainte de son maître, enfouit son talent pour le lui remettre intact à son retour imprévisible. Le dialogue entre lui et le maître sert de clé de lecture pour tout le récit.
Jésus s’adressait aux scribes et aux Pharisiens, pieux observateurs de la Loi, contestataires de la conduite et de l’enseignement de Jésus, le témoin du Père. La crainte inspirait leur relation avec Dieu le Père. Jésus avait devant lui des gens qui refusaient son message et en repoussaient les exigences. Ils s’en tenaient à la lettre de la loi et y fondaient leur sécurité, croyant ainsi plaire à Dieu. Le dialogue débute par l’apologie du maître : « Seigneur, j’ai appris à te connaître …» Le serviteur va, comme excuse, mettre en cause la justice de son maître qu’il décrit comme « un homme âpre au gain, qui moissonne là où il n’a pas semé et ramasse là où il n’a rien répandu ». Quand à lui, simple serviteur, il s’estime irréprochable, et au nom de la justice dont le maître ne semble pas tellement préoccupé, il conteste son droit de réclamer plus qu’il ne lui a remis : « Voici ton bien ! » Ce procès intenté au nom de la justice évoque l’attitude des ouvriers de la première heure (Mt. 20) et celle du fils aîné du père de l’enfant prodigue (…)
Il serait quelque peu téméraire de tenter de commenter la conduite divine décrite par le troisième serviteur : Dieu qui moissonne où il n’a pas semé et cueille ce qu’il n’a pas répandu. La réponse de Jésus témoigne de la méconnaissance profonde que nous pouvons avoir concernant la vraie relation avec Dieu. Il ne suffit pas seulement d’observer les commandements de Dieu, de ne pas aller à l’encontre de la Loi. Ce qui importe c’est d’aller le plus loin possible dans son engagement chrétien à la suite du Christ : aller jusqu’au bout de son cœur.