Dimanche 19 juillet (1942) au soir, 10 heures moins 10. J’avais beaucoup à te dire, mon Dieu, mais je dois me coucher. Je suis comme droguée et si je ne suis pas au lit à dix heures, je ne tiendrai pas le coup demain. Du reste il me faudra trouver un langage entièrement nouveau pour parler de tout ce qui émeut mon cœur depuis quelques jours. Je suis bien loin d’en avoir fini avec nous, mon Dieu, et avec ce monde. Je suis prête à vivre très longtemps et à traverser toutes les épreuves qui nous seront imposées. Quelles journées, mon Dieu, quelles journées que ces derniers jours !! Et cette nuit. Et cette nuit. Il respire comme il marche. Et je disais, sous les couvertures : prions ensemble. Non, impossible d’en parler, de rien dire de ce qui fut, des jours passés et de la nuit dernière.
Pourtant je suis une de tes élues, mon Dieu, puisque tu me fais toucher d’aussi près tous les aspects de cette vie et que tu m’as donné assez de force pour les assumer. Et puisque mon cœur est assez fort pour des sentiments aussi grands, aussi intenses. La nuit dernière, montant enfin dans la chambre de Dicky et m’agenouillant presque nue au milieu de la pièce, complètement épuisée, j’ai dit :
«J’ai tout de même vécu beaucoup de grandes choses aujourd’hui et cette nuit ; mon Dieu, sois remercié de me rendre capable de les assumer, et de me faire profiter de tant d’expériences. » II est temps de me coucher.
Lundi 20 juillet, 9 heures et demie du soir. Impitoyable, impitoyable. Mais nous devons être d’autant plus miséricordieux au fond de nous. Tel était le sens de ma prière d’aujourd’hui, dans le petit matin :
Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C’est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous. Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancœur, j’ai tant de force et d’amour en moi. J’aimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi-même ; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour ?
Telle était à peu près ma prière de ce matin. Je m’étais agenouillée avec une totale spontanéité sur le tapis de sisal de la salle de bains et les larmes roulaient sur mon visage. Et cette prière, je crois, m’a donné de la force pour toute la journée.
Maintenant je vais lire une petite nouvelle. Je m’entête à maintenir mon style de vie contre vents et marées, même si je tape mille lettres par jour de dix heures du matin à sept heures du soir et rentre chez moi à huit, les pieds meurtris, et sans avoir dîné. Je trouverai toujours une heure pour moi. Je reste entièrement fidèle à moi-même, je ne me résignerai pas, je ne faiblirai pas. Pourrais-je seulement continuer à faire ce travail si je ne puisais chaque jour dans la grande réserve de calme et de quiétude qui est en moi ?
Oui mon Dieu je te suis très fidèle contre vents et marées, je ne me laisserai pas anéantir, je persiste à croire au sens le plus profond de cette vie; je sais comment vivre désormais, de grandes certitudes nous habitent, lui et moi; cela va te paraître incompréhensible, mais je trouve la vie si belle et me sens si heureuse. N’est-ce pas extraordinaire ? Je n’oserais me confier aussi ouvertement à personne.
Mardi 21 juillet, 19 heures. Cet après-midi, durant le long trajet entre le bureau et la maison, comme les soucis voulaient m’assaillir de nouveau et ne semblaient pas devoir prendre fin, je me suis dit tout à coup :
« Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne-toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain. » Et en faisant quelques pas avec lui le long du quai (et je te remercie, mon Dieu, de pouvoir encore le faire, quand je ne passerais que cinq minutes par jour avec lui, ces quelques instants n’en seraient pas moins la récompense de toute une journée de dur travail) je l’ai entendu dire : « Oh ces soucis que nous avons tous ! » J’ai repris : « Soyons logiques, si nous avons confiance en Dieu, il faut l’avoir jusqu’au bout. »
Je me sens dépositaire d’un précieux fragment de vie, avec toutes les responsabilités que cela implique. Je me sens responsable du sentiment grand et beau que la vie m’inspire et j’ai le devoir d’essayer de le transporter intact à travers cette époque pour atteindre des jours meilleurs. C’est la seule chose qui compte. J’en suis perpétuellement consciente. Il me semble parfois que je vais finir par me résigner, par succomber sous la lourdeur de la tâche, mais toujours le sens de mes responsabilités vient ranimer la vie que je porte en moi. Je vais lire encore quelques lettres de Rilke et me coucher de très bonne heure. Jusqu’à ce jour, ma vie personnelle est encore si heureuse.
Aujourd’hui, entre deux requêtes urgentes à taper, et dans un entourage qui tient à la fois de l’enfer et de la maison de fous, j’ai trouvé le moyen de lire tout de même un peu de Rilke et sa voix m’a « parlé » aussi nettement que dans la silencieuse retraite de cette chambre.
Mais j’ai au moins découvert en moi le geste qui permet d’opposer la grandeur à la grandeur, non pas pour me débarrasser de la pesanteur, qui est grande dans toute grandeur et infinie dans tout insaisissable, mais pour la retrouver toujours à la même place élevée où elle poursuit son existence, indépendamment de notre affliction confuse, au-dessus de laquelle elle croît démesurément.
Et je voudrais ajouter ceci : je crois être parvenue à la longue à cette simplicité à laquelle j’ai toujours aspiré.
22 juillet, 8 heures du matin. Mon Dieu, donne-moi de la force, pas seulement de la force spirituelle, mais aussi de la force physique. Je veux bien te l’avouer, dans un moment de faiblesse : je serais au désespoir de quitter cette maison. Mais je ne veux pas perdre un seul jour à m’en inquiéter. Ôte donc de moi ces soucis, car s’il me fallait les traîner en plus de tout le reste, la vie ne serait plus possible !
Je suis très fatiguée ce matin, dans tout mon corps, et je n’ai guère le courage d’affronter le travail du jour. Je ne crois d’ailleurs pas beaucoup à ce travail; s’il devait se prolonger je finirais, je crois, totalement amorphe et découragée. Pourtant je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance et des tracas de ce temps. Ce ne serait pas sorcier d’avoir une « idylle » avec toi dans l’atmosphère préservée d’un bureau, mais ce qui compte c’est de t’emporter, intact et préservé, partout avec moi et de te rester fidèle envers et contre tout, comme je te l’ai toujours promis.
Quand je marche ainsi dans les rues, ton monde me donne beaucoup à méditer – non, ce n’est pas le mot, j’essaie plutôt de pénétrer les choses grâce à un sens nouveau. J’ai souvent l’impression de pouvoir embrasser du regard toute notre époque, comme une phase de l’Histoire dont je discernerais les tenants et aboutissants et que je saurais insérer dans le tout.
Et je suis surtout reconnaissante de n’éprouver ni rancœur ni haine, mais de sentir en moi un grand acquiescement qui est bien autre chose que de la résignation, et une forme de compréhension de notre époque, si étrange que cela puisse paraître ! Il faut savoir comprendre cette époque comme on comprend les gens; après tout c’est nous qui faisons l’époque. Elle est ce qu’elle est, à nous de la comprendre en tant que telle, malgré l’effarement que son spectacle nous inspire parfois. Je suis un cheminement intérieur propre, de plus en plus simple, de plus en plus dépouillé, mais néanmoins pavé de bienveillance et de confiance.
Etty (Esther) Hillesum (1914-1943)