Arrêt sur image : L’esthétique de la bande dessinée au cinéma.
Un long dimanche de fiançailles, de Jean-Pierre Jeunet et Le château ambulant, d’Hayao Miyazaki
L’accueil enthousiaste du public à certains films peut apparaître déconcertant, même si les réalisateurs et les producteurs savent parfaitement confectionner un produit qui rencontre ses attentes, les façonne et les flatte. S’il est vrai que le fabuleux succès du Fabuleux destin d’Amélie Poulain était dû au désir des spectateurs de voir enfin, sans renoncer au rire, la volonté de rechercher le bien, au lieu de se complaire dans les vertiges du mal, on y aimait aussi l’esthétique sous-jacente à l’œuvre de Jean-Pierre Jeunet. Son récent film, Un long dimanche de fiançailles, confirme cette tendance et l’engouement du public ne s’est pas démenti.
Adapté d’un roman de Sébastien Japrisot, ce film part d’une situation dramatique s’il en est : en 1917, dans les tranchées, des soldats français se mutilent pour ne pas devoir continuer à se battre dans cet enfer. Mais ils sont condamnés à mort, ou pire, jetés dans le no man’s land entre les deux fronts et destinés à subir le feu croisé des ennemis. On suit le destin de ces quelques individus à travers l’enquête menée par Mathilde, la « fiancée » de l’un deux, qui, comme Amélie, et jouée par la même Audrey Tautou, vit dans l’espoir insensé de le retrouver. Quittant sa Bretagne natale, elle va mettre en œuvre tout ce qui possible et impossible dans une attente forcenée, et, selon la logique narrative, nécessairement comblée, non sans une dernière surprise.
Tout cela est bien agencé, avec des scènes d’horreur dans les tranchées sous les bombardements, des épisodes romantiques, des retours en arrière bien émouvants, des destins croisés, des personnages secondaires qui ont leur propre histoire, des séquences truculentes ou drolâtiques, des rebondissements. Pourquoi bouder le plaisir des émotions ? Que demander de plus à un film qui n’a d’autre ambition que de divertir par un dosage savant d’invitations à pleurer et à rire ?
Les critiques ont eu l’impression d’une certaine régression cinématographique, si on peut dire. On a pu dire que le film fonctionnait comme une bande-annonce démesurée, chaque image ayant pour rôle de prévenir ou récapituler, annulant le mouvement interne qui fait l’essence du cinéma. Tout se passe comme si se déroulait une immense bande dessinée, image après image. Ce sentiment d’une esthétique simplifiée est renforcée sur la fin par les surimpressions sur les images elles-mêmes. L’écran de cinéma devient comme celui d’un ordinateur, encombré de multiples icônes, mais empêchant la profondeur du regard.
Lorsque Rohmer a joué avec le numérique dans l’Anglaise et le Duc, il l’a fait en référence avec les gravures de l’époque qu’il décrivait, tandis que Jeunet s’amuse à nous mystifier par des trucages et des bricolages, avec une ingéniosité d’ailleurs confondante. Est-ce encore du cinéma ? On pense à la trajectoire de Jean-Jacques Beineix. Son premier long métrage, Diva, en 1980, est devenu un film-culte, éblouissant parce qu’il assumait et même transcendait une esthétique, celle du clip et de l’image de publicité. Mais on a bien vu, au long de ses autres productions, la pauvreté de cette approche. Avec la bande dessinée, Jeunet a aussi réussi avec son Amélie parce que la fantaisie y régnait de façon débridée. Mais, pour traiter un sujet aussi tragique que le désespoir des jeunes soldats durant la Première Guerre, le risque de simplification excessive est moins bien venu.
Pour cette esthétique, mieux vaut au cinéma une vraie bande dessinée, c’est-à-dire un dessin animé. Il se trouve qu’il en est un exemple tout récent, qui, au contraire du précédent, pousse cet art au plus beau de ce qu’il peut donner. C’est en raison de l’adéquation du récit et de la technique que Le château ambulant, d’Hayao Miyazaki, est un enchantement.
L’auteur du Voyage de Chihiro, dont le culte au Japon est servi par un musée de la banlieue de Tokyo, qui ne désemplit pas, se livre ici à une débauche de magique et de merveilleux. Dans un décor qui combine les stéréotypes d’une Europe à la fois bavaroise, parisienne et londonienne, correspondant sans doute aux souvenirs et aux photos que les touristes japonais rapportent de leurs voyages en groupes, le dessinateur raconte une histoire qui, pour avoir son déroulement,défie toute logique et toute prévision.
La jeune Sophie est transformée par une jalouse sorcière en octogénaire, mais au fil de ses aventures et de ses sentiments elle alterne jeunesse et décrépitude. Les personnages qu’elle rencontre, le beau magicien Hauru, l’impayable épouvantail Navet, le lutin dans le feu, ne sont rien à côté du château ambulant, machine infernale et déglinguée, qui crève l’écran. Retournements d’alliances et persévérance de l’héroïne acheminent vers un happy end. Mais après deux heures, on en redemanderait, tant est grand le ravissement de l’œil et l’amusement de l’esprit. L’esthétique de la bande dessinée ou plutôt du manga est ici parfaitement à sa place.
Guy-Th. Bedouelle, o.p.