Il n’est pas possible de quitter Taizé, même et surtout lors d’une première visite, Taizé ce village fortifié qui n’a plus à présent d’autres murailles que celles de l’amour divin, Taizé cette communauté de jeunesse, ce centre d’arts, de sciences et d’action, ce foyer d’œcuménisme et de mission, ce creuset de l’amour qui transfigure dans la joie de la paix et qui fleurit en sourire de l’accueil ; Taizé, cette résurrection du passé dans le présent vers l’avenir ; ce festoiement de couleurs, de formes et de sons, de gestes et de voix ; ce paysage de douceur et cette impétuosité de fermentation… Non, il n’est pas possible de quitter Taizé sans remonter à la source de ces flots tourbillonnants ou ondoyants, à l’origine de ces paradoxales richesses de l’esprit.
Cela est simple dans le principe. Un frère vous aura fixé le moment où vous pourrez rencontrer « notre frère prieur » au « déambulatoire ». Des pavés banaux, cubiques, tout pareils à ceux qui garnissent les rues de certaines villes ; ils recouvrent ici en grands festons harmonieux le sol de ce fameux déambulatoire, sorte de bas-côté très large et surélevé qui longe sur la droite toute la nef de la grande église ; c’est là que l’on rencontre celui que les frères de Taizé nomment « notre frère prieur » et les plus anciens « notre frère », si bien que dans la langue taizéenne, le même mot de déambulatoire désigne le lieu et la séance de rencontres.
« Notre frère », le pasteur Roger Schutz l’est par-delà les membres de la petite communauté, pour chacun de ses visiteurs. Vous êtes devant lui, son visage s’illumine, il semble qu’il n’attendait que vous et que vous le comblez ; pour le visiteur réellement aussi plus rien ne va vivre pendant ces minutes de communication qui sont des haltes du temps, plus rien que son regard profond d’un bleu lavé qui pénètre et tire de l’abîme l’être le meilleur. Il apporte le Christ et parvient à vous le faire renvoyer en écho ; mais c’est le Christ au monde qui est ainsi en contact, ou mieux la paix du Christ à travers les grandeurs et les souffrances du monde d’aujourd’hui ; c’est, aussi bien, le monde déjà christifié. Le frère Prieur écoute – peut-être ne fera-t-il que cela – si l’on a à lui parler : et cette attention est lumière du cœur :; si on le désire, il parlera lui-même de ses attentes, de ses espoirs ; plus volontiers de ce qui reste à faire que de ce qu’il a fait. Mais encore plus volontiers de la noblesse des gestes qui l’ont touché et de la grandeur du Seigneur et de son Esprit. Et voici que soudain, l’on a compris que ce regard et ce sourire qui frappent chez les frères de Taizé sont en accord à ceux de « notre frère », cet homme au regard gris bleu transparent et au sourire d’enfant sauvé.
Il y a des moments, dans l’histoire et singulièrement dans l’Histoire du christianisme, où l’Esprit visiblement souffle. Et des lieux, et des personnes, qui, en certains temps, paraissent destinés à les recevoir.
Le désir vient alors, un désir de l’âme, rien de l’esprit curieux, de savoir d’où surgit cette institution pleine de paradoxes, en ce village bourguignon, net, propre, fleuri, avec sa gare neuve, sa route refaire, ses cents habitants de France et autant de frère du monde, ses maisons restaurées… ; d’où nous vient cet homme « notre frère », d’où souffle cet esprit.