Je rédige ce billet dans une région du monde qui s’apprête à quitter l’été pour entrer dans l’automne. Nous nous trouvons à un carrefour où s’entrecroisent le temps des vacances et les longs mois de travail et de vie régulière.
Les sentiments sont partagés. Les uns quittent à regret la belle saison du repos et de la fantaisie. D’autres s’empressent de rentrer au travail. Nos états d’âme dépendent du sens que nous donnons aux choses, aux personnes, aux événements. Nous ne tenons pas à certaines réalités pour elles-mêmes mais pour le sens qu’elles ont dans notre existence. Tel arbre m’intéresse à cause de l’intérêt que j’ai pour l’horticulture ou l’écologie. Telle lettre m’est chère parce qu’elle est signée par une personne que j’aime. Le bout de papier dans le caniveau me laisse froid; je n’en vois pas l’utilité.
Nous vivons du sens que nous donnons aux êtres et aux événements. Très jeunes, nous avons lancé nos premières questions avec des «pourquoi?». Un jour, un enfant talonnait constamment son père avec ses questions. Le père ajouta la sienne: «Pourquoi me poses-tu toutes ces questions?» Et l’enfant de répondre aussitôt: «Parce que…» Rien d’autre! Parce que… Le petit n’avait pas les mots pour préciser. Il avait surtout découvert que les choses existent pour une raison ou pour une autre. Y compris les questions que nous posons pour trouver le sens.
Woody Allen a dit quelque chose comme ceci: «La réponse est oui. Mais quelle peut bien être la question?» Derrière l’affirmation, je crois détecter que le sens nous habite bien avant que les êtres et les événements se présentent à nous. Lentement se sont forgées en nous trois questions: «Qui suis-je? D’où est-ce que je viens? Où vais-je?». Dès les premières fois que nous posons ces trois questions, nous construisons des embryons de réponses. Et nous passons le reste de notre vie à étoffer celles-ci, à les enrichir de nos découvertes et de nos expériences. Mais Woody Allen m’amène plus loin. Il me laisse entendre que le sens réside en moi bien avant les questions que je peux poser sur la signification de la réalité. Bien avant que surgissent les questions, il y a déjà en moi une réponse. Ne serions-nous pas en train de chercher un sens qui nous habite déjà? Nos questions ne révèlent-elles pas que nous cherchons ce qui correspond aux significations qui demeurent en nous, qui nous font vivre, qui nous font agir?
Le sens nous habite depuis notre premier souffle. Mais nous en vivons en le cherchant. Le sens nous fait vivre parce que nous essayons de le traduire dans des mots. Nous nous battons avec les mystères, ceux qui germent en nous comme ceux qui nous entourent. Nous luttons pour lever le voile qui cache la réalité profonde de toute chose et surtout pour en saisir l’orientation.
Les trois questions sont fondamentales. Mais les réponses peuvent être multiples. La manière de les formuler peut aussi être diverse. Chaque époque aborde le sens à sa façon. Autrefois, avant les grands bouleversements sociaux que nous connaissons, on trouvait le sens. Aujourd’hui, on le cherche. Les verbes se ressemblent, mais la nuance est de taille. Autrefois, le sens était souvent donné. Aujourd’hui, on le construit. Autrefois, le sens était public; il était partagé par l’ensemble d’une culture ou d’une société; parfois même il était lourd à porter. Aujourd’hui, il est privé; il relève de chaque individu; chacun est responsable du sens qu’il donne à sa vie. Autrefois, le sens était communautaire; il pouvait devenir communion. Aujourd’hui, il est trop souvent solitude et simple opinion. Autrefois, il était partagé; souvent ce qu’on appelait «le bon sens» définissait le sens. Aujourd’hui, il est protégé; des chartes et des lois garantissent le respect du sens que chacun peut avancer. Autrefois, le sens durait; les générations se le transmettaient les unes aux autres, avec l’impression parfois de l’imposer. Aujourd’hui, il est ponctuel, quelquefois même éphémère.
L’évolution des sociétés, les changements que nous connaissons, bouleversent le sens. Alors que celui-ci s’exprimait sous forme de réponse, nous sommes en train de le remettre en question. Au sens littéral de l’expression, nous transformons le sens pour en faire une question, de nouvelles questions. Une réponse avec un point d’interrogation!
En conjuguant nos recherches, nos interpellations, nous pouvons arriver à fonder nos alliances sur un sens commun, partagé les uns par les autres. Un rêve, un espoir… qui a du sens!
Denis Gagnon, o.p.