Pierre Claverie, o.p. (1938-1996)
Pierre Claverie est né à Alger de parents nés en Algérie. Après des études universitaires en sciences, il entre dans l’ordre des Dominicains en 1958. Ordonné prêtre en 1965, il poursuit des études de philosophie et de théologie. De retour à Alger en 1967, il se consacre à l’étude de la langue et de la civilisation arabes de l’islam et exerce divers ministères. Il est ordonné évêque d’Oran en 1981. Le 1er août 1996, il est assassiné à l’Évêché d’Oran. Il était conscient de s’être donné à l’Algérie et au peuple algérien « avec lequel, disait-il, nous lie une alliance d’amitié que rien, même la mort, ne pourra briser». En cela il voulait être disciple du Christ, pour qui le choix du « plus grand amour » fut de « donner sa vie pour ses amis ».
Prière en monde musulman.
Pour moi, c’est très instructif de vivre dans un monde de priants. À la différence d’autres civilisations, je pense ici, à l’Occident, je vis dans un monde de priants. La prière marque toute la vie collective, du matin au soir. Je ne dis pas que tout le monde prie, mais tout le monde est appelé à prier. Et beaucoup prient et de plus en plus, avec l’ambiguïté, dans les dernières années, de cette prière qui est, en même temps, un retour religieux et une protestation politique, un peu comme en Pologne, comme en Hongrie, comme en Tchécoslovaquie maintenant, c’est le canal par lequel les gens expriment leur opposition au pouvoir. Ils se retrouvent.
La prière est, en même temps, une manifestation. Les mosquées débordent. Le vendredi, des rues entières sont bloquées, les mosquées n’arrivent plus à contenir les hommes qui vont prier. Les femmes sont dans leur coin, à quarante ou cinquante, mais c’est un autre problème. La prière est là tout le temps et du matin au soir, l’appel à la prière, cinq fois par jour : la prière de l’aube, la prière du lever du soleil, la prière de midi, la prière de 15-16 h. (selon la durée de la journée), la prière du coucher du soleil. Il y a même une prière surérogatoire : la prière de la nuit. Entre ces deux dernières prières, il y a environ trois quarts d’heure et ceux qui veulent aller plus loin dans leur foi, restent à la mosquée entre les deux prières, aux environs de 19 h 30 et 20 h 30. L’imam doit être à leur disposition pour répondre à leurs questions. Ils font une leçon. Un monde est pétri par cela.
Je vous assure que c’est impressionnant le matin, quand je pars de bonne heure parce que je vais loin, dans la nuit, de voir en réponse à l’appel à la prière juste avant, des hommes avec leurs djellabas blanches dans toutes les rues en silence, leurs babouches aux pieds parce qu’il faut enlever les chaussures en arrivant à la mosquée et qui vont vers la mosquée ou qui en reviennent, y compris les jeunes, beaucoup de jeunes. Pour l’appel à la prière du haut du minaret, le muezzin crie : « Dieu est grand, je témoigne qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète. Venez à la prière. Venez à la victoire » (ou « au succès » : on a toujours dit que c’est associé dans la foi musulmane, le fait de se tourner vers Dieu et d’obtenir la victoire sur ses ennemis, les ennemis intérieurs aussi bien que les ennemis extérieurs). « Dieu est le plus grand, il n’y a de Dieu que Dieu. »
Le matin – ce qui est très désagréable quand vous l’avez dans les oreilles – à 4 heures du matin, il ajoute : « La prière vaut mieux que le sommeil » et il le dit deux fois ! J’ai une mosquée à deux cents mètres, donc c’est supportable, mais il y en a qui sont en centre ville et qui ont une mosquée dans la cour de l’immeuble avec des haut-parleurs ; ceux-là, ils n’ont pas trop envie de prier. Et c’est dire que l’appel à la prière existe !
Dans les villes du Mzab, dans le sud de l’Algérie, cette civilisation qui s’est conservée depuis le XIe siècle, en période de ramadan, vous vous croiriez dans un monastère. Il y a le jeûne toute la journée, personne dans les rues. A la prière du soir, qui marque en même temps la rupture du jeûne, vous avez tous les hommes en blanc comme des fantômes, dans ces villes médiévales, rondes, dans les rues qui montent à la mosquée. Si la mosquée déborde, des hommes descendent au-delà des remparts vers l’extérieur où des aires de prière sont aménagées en plein air. Tout le monde se prosterne devant Dieu dans le même geste, le rituel de la prière très simple, extrêmement dépouillé, ces gestes traditionnels qui sont : se tenir debout, s’incliner, se mettre à genoux, se prosterner le front contre terre, se remettre à genoux, se réincliner le front contre terre, se redresser et recommencer selon l’importance de la prière. Cet ensemble de gestes est répété un nombre variable de fois selon l’heure du jour ou les fêtes célébrées. Ces gestes sont entrecoupés de paroles, en particulier le « Notre Père » musulman, cette prière qui est l’ouverture du Coran, la Fatiha que beaucoup de chrétiens disent aussi, ce qui m’embête un peu. De fait, c’est une prière très belle, mais elle comprend des paroles ambiguës à la fin. Voici le texte de cette prière :
Au Nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux,
Le Maître du jour du Jugement, le Clément, le Miséricordieux.
C’est Toi que nous adorons, c’est Toi que nous servons,
dirige-nous sur la voie droite,
la voie de ceux auxquels Tu fais grâce,
la voie de ceux qui n’encourent pas Ta colère,
ni de ceux qui s’égarent.
L’interprétation traditionnelle de cette belle prière pour « ceux qui s’égarent » est : les juifs et les chrétiens, c’est quand même un problème ! Mais autrement c’est très beau de s’en remettre à la miséricorde de Dieu, Maître du jour du Jugement et de lui demander de nous guider sur la voie droite. Cette prière rythme la vie du musulman, à chacun des moments de la prière et aussi dans tous les grands actes de sa vie, le mariage musulman Allah Fatiha, c’est simplement la Fatiha. Cette ambiance de prière, d’un côté, m’interpelle profondément et, de l’autre côté, ramène à la spécificité de la prière chrétienne. Là, on sent bien, rien qu’à travers les gestes, le croyant qui se situe devant un Dieu qui lui dit : « N’adore que moi. Je suis l’Unique. » II y a prosternation le front contre terre, ce geste de l’esclave qui dénote une très grande humilité et un abandon total au Maître du Jugement.
Prière chrétienne
Je crois que la prière chrétienne est toute différente, comme la foi chrétienne. Elle naît de la rencontre avec le Dieu vivant, connu par Jésus ou connu par d’autres chrétiens. Dieu est lui-même rencontre de Personnes, communion. La vie chrétienne consiste à accueillir Dieu qui vient à la rencontre de l’homme pour nouer avec lui une alliance de communion, accueillir Dieu qui vient et se fait homme. La prière chrétienne est un moment de l’accueil, de la rencontre, du renouvellement de l’alliance, de l’ajustement à l’autre. Autrement dit, le chrétien, dans sa prière, se laisse d’abord traverser par la Parole de Dieu, il entre dans le dialogue entre le Père et le Fils. C’est pourquoi je crois que la prière chrétienne se fait au Nom du Fils, par lui, avec lui et en lui.
Avant même de prononcer quelque demande que ce soit, de dire quelque mot que ce soit, la prière consiste à entrer, avec Jésus, dans une relation filiale avec le Père. Pour le coup, ce ne sont pas des mots, c’est une attitude profonde, chercher à entrer avec Jésus dans la relation juste avec le Père, pouvoir dire, oser dire : « Notre Père ». Nous sommes appelés à reconnaître que Dieu est Père. Pas père au sens des pères, on sait trop qu’il y a des pères qui n’en sont pas, mais c’est le Père de Jésus-Christ. Reconnaître que Dieu est Père, s’abandonner à Lui comme Jésus s’abandonne. Le chrétien ne prie pas comme les païens (Mt 6, 5 s.), qui rabâchent des paroles, ni comme ceux qui accomplissent la prière comme un rituel : il faut faire cela, alors je le fais. Il entre en communion avec le Père.
C’est là que saint Paul dit dans Romains 8, 26 : « Nous ne savons pas comment prier. » Si c’est cela, la prière, alors c’est complètement fou ! Nous ne savons pas, ce n’est pas possible. Nous savons faire des gestes, nous savons dire des paroles, mais nous ajuster à Dieu ? Qui va le savoir, qui pourra le faire ? Et c’est là qu’il ajoute : « L’Esprit vient au secours de notre faiblesse. » C’est l’Esprit qui fait naître, en nous, la prière juste. Je crois en l’Esprit Saint. Ce n’est pas étonnant puisque nous croyons qu’il est l’Esprit de la rencontre et de la communion entre le Père et le Fils et nous croyons aussi que Jésus est venu dans ce monde pour donner son Esprit, non pour faire des miracles, ni pour dire des belles choses, pour donner son Esprit. C’était sa mission, tout le reste était ordonné à ce que nous comprenions qu’elle était en Lui, la mission de l’Esprit, cette mission libératrice qui l’ajustait au Père et pour que nous voyions les effets de l’action de l’Esprit à travers lui.
Tout est réajusté autour de lui, les malades, les gens perdus, désorientés. Tout l’Évangile conduit à éprouver l’action de l’Esprit dans le Christ. La mission du Christ est de donner l’Esprit, et de faire de nous des fils ajustés au Père. J’aime beaucoup ce texte : « Ceux-là sont fils de Dieu, qui sont conduits par l’Esprit de Dieu : vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père. Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 14-16). Le fondement de la prière, pour moi, est là. C’est vraiment l’Esprit qui nous ajuste, qui va ajuster notre relation au Père et rendre possibles, ensuite, les mots, les gestes, tout le reste.
Dans ce sens, la prière c’est toute la vie, mais pas au sens où, en faisant n’importe quoi, nous prions. Si, dans notre vie, nous cherchons l’ajustement à Dieu et aux autres, alors notre vie se fait prière. L’attitude de la prière chrétienne façonnée par l’Esprit est filiale. La prière n’est pas possible sans cette disposition essentielle, pas seulement au moment de la prière, mais bien dans toute notre vie, une vie filiale et fraternelle.
Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent à propos de la rencontre, de l’ajustement, entre dans les dispositions de la prière.
Les Béatitudes, par exemple, sont les dispositions de fond pour une rencontre, donc pour la prière. Il suffit de relire les cantiques du Nouveau Testament comme le Magnificat et le Benedictus. Ils disent l’émerveillement qu’il y a Quelqu’un en qui nous pouvons avoir confiance, que Quelqu’un est là dans notre vie, émerveillement de l’amour qui crée et qui libère. Saint François, pour moi, est le sommet de la prière, mais d’une prière vivante.