Maurice Zundel (1897-1975)
Maurice Zundel naît à Neuchâtel en Suisse. Il est ordonné prêtre en 1919 et, suite à une décision injuste de ses supérieurs, il est exilé à Rome , où il obtient un Doctorat en Théologie. Il exerce par la suite un ministère de prédicateur itinérant à Paris, Jérusalem et au Proche-Orient. Après son retour en Suisse, il exerce son ministère pastorale à Lausanne jusqu’à sa mort. Il est étonnant de constater à quel point la pensée de cet homme tellement humble (pratiquement inconnu de son vivant) continue de rayonner ; il est considéré à juste titre comme un géant de la spiritualité chrétienne.
Jésus ressuscité entre dans la gloire de son Père. Il remonte vers le Père, comme il le dit à Marie-Madeleine. Il remonte vers le Père pour nous communiquer cette gloire qu’il avait avant que le monde fût.
Et quelle est cette gloire qui va transfigurer notre vie et lui donner une valeur incomparable? Cette gloire, c’est l’Esprit Saint qu’il va répandre dans nos cœurs. Cette gloire, c’est la présence de Dieu, son habitation au plus intime de nous. Voilà que le ciel vient en nous, et que Dieu nous habite, que notre vie est identifiée avec la sienne : « Le ciel, dit le pape saint Grégoire, c’est l’âme du juste. »
II nous arrive souvent de nous demander quelle est la valeur de notre vie. Nous voulons tous être uniques et donner un sens à notre vie. Et au terme de notre existence, nous ne voulons pas avoir vécu en vain. Mais comment notre vie pourrait-elle être unique sans faire tort aux autres ? Sans nous retrancher de la communion humaine ?
Et voilà le miracle et le mystère: en Dieu, le secret de chacun, son unicité et son universalité se confondent parce que toute grâce est une mission, parce que celui qui reçoit Dieu voit son cœur s’ouvrir à l’infini et devient une présence à tous les hommes. Voilà le mystère merveilleux que l’Église réalise d’une manière unique: la possibilité de relier les deux pôles de la vie commune et de la vie sociale : «ensemble et seul». On ne peut pas former une communauté sans vivre ensemble, mais on ne peut pas former une communauté véritablement humaine sans que sa propre solitude soit reconnue et respectée, car la communauté vaut ce que vaut la solitude de chacun.
Voyez le communisme, qui a envahi une partie du monde et qui n’a pas cessé d’offrir ses pièges en promettant un paradis à brève échéance. Le communisme se trompe, non pas parce qu’il préconise la communauté de biens — qui peut être acceptable et même admirable, qui est du reste le régime de la vie monastique —, mais parce qu’il ignore ou méconnaît la solitude. Il perd de vue que le bien suprême, c’est le bien qui s’accomplit au plus intime de chacun et que, si chacun est vraiment présent à la Lumière et totalement offert à la présence divine, chacun devient alors un bien commun, universel. C’est là le véritable universel, que l’on confond toujours avec le général. L’universel, c’est ce trésor confié à chaque conscience, c’est ce bien divin, le seul bien véritablement commun.
Lors d’un concert, si les artistes sont dignes de la musique qu’ils présentent, si toute la salle est unanime à écouter, si elle est une seule respiration, une seule aspiration vers la beauté, chacun éprouve alors cette beauté d’autant plus profondément que le silence est total. Cette beauté, chacun l’éprouvera comme le secret le plus intime de son cœur.
C’est là l’image d’une société parfaite et véritablement humaine: ensemble et seul. On communie ensemble à un bien suprême, un bien qui est intérieur à chacun et qui est le secret le plus intime de sa personne. Et c’est cette gloire que Jésus veut nous communiquer quand il répand son Esprit dans nos cœurs, cette gloire en laquelle nous nous enracinons dans la mesure où nous vivons le mystère de l’Église. Car l’Église a ses assises dans la conscience de chacun, et chacun de nous doit devenir toute l’Église. Sans doute n’avons-nous pas tous la même fonction dans cette Église, mais nous avons tous la même mission d’être les porteurs de Dieu, les porteurs du Christ. Par notre vie même, nous avons à témoigner de sa présence en le communiquant.
C’est cela qui nous remplit de joie en voyant le Christ ressuscité et remonté vers son Père devenir le dispensateur de la gloire divine qui est répandue dans nos cœurs par l’Esprit qu’il nous donne. Car, dès cet instant, chacun d’entre nous peut alors entrer dans une grandeur infinie et recevoir une mission universelle. Dès lors, même la vie la plus humble, la plus cachée, peut rayonner sur le monde entier et lui apporter la vie éternelle,
II faut retenir ce message, il faut garder avec le plus grand amour ce trésor confié à chacun de nous. Il faut que chacun de nous prenne conscience que l’Église, c’est notre affaire. Le salut du monde, chacun de nous en a la charge, et le sens même de chacune de nos vies, c’est de porter tout l’univers pour en faire à Dieu une offrande de lumière et d’amour.
Quel honneur si chacun de nous peut découvrir dans le silence de son cœur cette présence du Seigneur ressuscité, et si chacun de nous se sent promu, élevé et magnifié par ce don de Dieu, si chacun de nous acquiert par là un plus grand respect de sa vie et prend cette admirable résolution d’être digne de cette mission et d’apporter partout où il va ce merveilleux secret — sans le dire, mais dans l’amour même du Dieu qu’il porte en lui-même — en traitant l’autre avec un respect tel qu’il puisse découvrir au fond de son âme ce Christ qui est le Christ de tous, ce Christ qui est aussi le Christ de chacun, ce Christ qui nous appelle chacun par notre nom, ce Christ qui nous fait à la fois uniques et universels.
Oui, ce bien commun, c’est vous ; le bien commun de toute l’humanité, c’est chacune de nos âmes dans la mesure où nous laissons Dieu vivre en nous et susciter en nous cet espace illimité où toute la création puisse se sentir accueillie.
Avec quel bonheur nous allons rendre grâce au Seigneur qui nous appelle à une telle dignité et qui nous envoie dans le monde pour être un Évangile vivant, pour porter la paix et la joie, afin que chacun se sente infiniment aimé par le Christ, notre frère et notre Dieu !
Beyrouth, le 2 avril 1972