Entrer dans l’église d’abord par curiosité, pour découvrir la qualité d’un espace, la douceur d’une lumière, le chatoiement d’un tableau Puis, ayant pris le temps de se trouver là tout entier, respirer et sentir l’odeur des cierges ou de l’encens, l’odeur du temps ; écouter et entendre le silence, ou la musique impromptue de l’orgue, goûter les transitions infimes entre l’ombre et la lumière, au juste point où se croisent l’espace et le temps, ici et maintenant, et pourtant hors du temps, ailleurs, « pendant que tout s’arrête » ; regarder et voir le grand retable baroque scintiller de tous ses ors à la gloire du Saint-Sacrement, ou la modeste abside caressée d’une douce lumière dont on se saurait dire d’où elle provient.
« Il faut entrer » L’invitation se fait pressante, la force intérieure du désir rejoignant pour un instant peut-être une autre force, étrangère, étrange et pourtant familière, la puissance invitatoriale même du lieu, espace à habiter, à vivre, à recevoir pour intime, plus proche à soi-même que soi-même. Invité par Quelqu’un, reçu par un visage, une présence qui rayonne et donne à l’invité de se découvrir visage, présence, cœur réconcilié. « Mère de Jésus Christ » Ce visage a un nom, le nom d’une mère, le nom d’une femme. Bonheur de retrouver la tendresse oubliée, de laisser couler les larmes de la conversion et de la joie. Bonheur de ce grand manteau de fraîcheur où trouver refuge pour un temps, sachant bien aussi la place à tenir dans le monde, à ne pas fuir, à ne pas oublier. L’église s’offre comme une image en volume de « la femme dans la Grâce enfin restituée », cette femme qui elle-même s’offre pour mère à un Fils qu’elle offre au monde. Intarissable effusion du don dans lequel chacun est invité à prendre place
Invités à se tenir là, à capter le rayonnement des choses et des êtres qui eux-mêmes se tiennent là, dans la calme assurance de leurs présences. Invités à se mettre en mouvement vers ces choses mêmes, attirés par leur capacité à signifier une présence plus forte et vraie encore.
En tout premier lieu, près du seuil qui marque la limite entre l’intérieur et l’extérieur, le baptistère. Espace de fraîcheur et de lumière, il contient l’eau du baptême, ces eaux paradoxales de la mort et de la vie, dans lesquelles il faut passer pour entrer dans l’Église. C’est là que l’Église croît et se multiplie, enfantant des enfants de Dieu dans l’Esprit. Là, des hommes et des femmes de tous âges plongent librement dans la mort du Christ pour ressurgir dans sa vie. Le baptistère est pour tout chrétien une mémoire vive de son baptême et, pour qui ne croit pas au Christ, une invitation à le suivre et à boire des eaux qu’il donnera, grâce auxquelles il n’aura plus jamais soif.
L’œil est ensuite attiré par la croix, symbole cosmique et historique, pivot des univers terrestres et célestes, centre de gravité autour duquel se meuvent les étoiles et les mondes, quadrature parfaite de l’arithmétique divine dans son immense sagesse ; mais aussi et inséparablement potence où meurt le Fils de l’homme, sans contrainte, dans la liberté inouïe de celui qui se donne pour que le monde ait la vie. En ce moment, et à tous les moments, la croix s’offre à la contemplation pour être ce lieu où l’homme reçoit « la seule espérance et le seul fruit » sous les traits du Crucifié glorifié.
Au milieu de la nef parfois, plus souvent au bord des marches du chœur, se trouve l’ambon, haut-lieu de la proclamation d’une Parole vieille comme le monde (c’est-à-dire beaucoup plus vieille que nous tous) et chaque jour actualisée, inlassablement répétée comme parole de vie : « Voici que j’ai mis devant toi la mort et la vie. Choisis la vie » enjoint le Seigneur dans le livre du Deutéronome. C’est ainsi que cette Parole nous parle : elle est elle-même cette vie qu’elle annonce, donnée, offerte pour être partagée et mangée. Jésus Christ, Parole de vie, Verbe du Père depuis le commencement se donne en partage aujourd’hui, pain rompu pour un monde nouveau. Parole à proclamer, à entendre, à intérioriser, à faire circuler, pour construire le Royaume annoncé à temps et à contre temps par Jésus et son Église sous l’action de l’Esprit Saint.
L’autel enfin, la table du repas du Seigneur, plus que tout autre élément dans l’église, dit l’invitation divine, la puissance et la douceur du don de Dieu. Sur la table, rien d’autre que du pain et du vin, essentiels à la vie et à la fête. Ils résument l’activité humaine, arrivent là avec une histoire, pour dire surtout à quel avenir nous sommes promis, à quelle fête
Placé au centre de l’espace d’accueil et de rassemblement, l’autel attire à lui tous les regards et tous les désirs. Il est capable aussi de faire rayonner les choses et les personnes qui se tiennent autour de lui : « Heureux les invités à la table du Seigneur », car à aucun moment il ne s’impose comme un discours pontifiant ou moralisateur. L’autel est le lieu de l’Agneau, doux et humble de cœur, avec lequel et par lequel les fidèles peuvent dire « Notre Père ». « Notre » : douceur, car rien n’est revendiqué en propre par chacun ; « Père » : humilité, car il n’est rien qui ne soit reçu, y compris et surtout l’origine, la terre dont nous sortons, la vie que nous recevons. Hospitalité divine : Dieu et les hommes inséparablement accueillant et accueillis, les hommes accueillants parce qu’accueillis.
C’est alors que l’église vide se met à vibrer de la vie de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui depuis des générations se sont retrouvés là, par la seule puissance d’invitation de ce lieu fait pour le rassemblement de l’humanité « au nom du Père, du Fils et de l’Esprit ». Le poète n’est plus tout seul dans son face à face amoureux avec la Mère de Dieu, il se retrouve inextricablement pris au filet des solidarités humaines, tiré, poussé vers les autres, les sœurs et les frères, comme lui souffrant, comme lui aimant. L’immense vaisseau de la cathédrale se trouve comblé de la multitude en pèlerinage sur la terre priant les uns pour les autres, oubliant leurs propres souffrances et intercédant de tout leur cœur pour ceux qu’ils aiment comme aussi pour ceux qu’ils n’aiment pas. Autour de la table du Seigneur, dans le chœur, les transepts et la nef, il y a toute la place pour l’immense foule humaine, présente, passée et à venir, hommes, femmes, enfants et vieillards, handicapés et bien portants, croyants un peu, beaucoup, à la folie ou pas du tout, ayant entendu l’invitation lancée par l’Église, relayée par les cloches qui battent à toute volée pour faire savoir que l’église est ouverte, et qu’il est temps, maintenant, d’entrer.
(Isabelle Renaud-Chamska est membre de l’équipe du Centre national de pastorale liturgique (CNPL), secrétaire générale du Comité National d’Art Sacré de l’Église de France et rédactrice en chef de la revue Chroniques d’art sacré,)