Pierre Claverie, o.p. (1938-1996)
Pierre Claverie est né à Alger de parents nés en Algérie. Après des études universitaires en sciences, il entre dans l’ordre des Dominicains en 1958. Ordonné prêtre en 1965, il poursuit des études de philosophie et de théologie. De retour à Alger en 1967, il se consacre à l’étude de la langue et de la civilisation arabes de l’islam et exerce divers ministères. Il est ordonné évêque d’Oran en 1981. Le 1er août 1996, il est assassiné à l’Évêché d’Oran. Il était conscient de s’être donné à l’Algérie et au peuple algérien « avec lequel, disait-il, nous lie une alliance d’amitié que rien, même la mort, ne pourra briser». En cela il voulait être disciple du Christ, pour qui le choix du « plus grand amour » fut de « donner sa vie pour ses amis ».
Récit de l’institution de l’Eucharistie. Nous faisons mémoire de la Pâque du Christ, et nous la vivons aujourd’hui avec lui. Le sens de sa vie et de sa mort, de sa lutte contre les puissances de la mort par l’amour nous interpelle. Faire mémoire de la Pâque de Jésus, prenant sur lui la violence du monde pour la conduire aux sources de l’amour, nous engage dans le même mouvement pour que règnent la vie et l’amour.
Nous sommes maintenant prêts à reconnaître Jésus présent et nous faisons mémoire de sa Pâque. En effet, sous l’action de l’Esprit Saint et par l’offrande de notre foi, nous sommes maintenant entrés dans les « réalités dernières » : pain, vin, Assemblée sont le pain, le vin et l’Assemblée du Règne de Dieu. Nous avons « élevé nos cœurs » comme le dit la Préface de telle sorte que nous sommes rendus présents dans la communion des Saints (avec les Anges et tous les Saints), nous ne formons déjà plus qu’un seul Corps dans le Christ ressuscité. L’Église est maintenant constituée (c’est pourquoi cette partie de la messe n’est plus accessible aux catéchumènes) et elle va faire le mémorial du Christ.
Le mémorial n’est pas seulement le rappel pieux de la présence et de l’action de Jésus-Christ qui a vécu il y a 2000 ans et se transmettrait de génération en génération comme on raconte une histoire ou on se passe une photo un peu jaunie. Déjà dans l’A.T., quand les Juifs font mémoire de la sortie d’Égypte, de la force de libération de Dieu qui les a sauvés « à main forte et à bras étendu » de l’esclavage et du mépris, ils ont conscience « de le vivre aujourd’hui ». Ils le miment chaque année car les actes de Dieu ne sont pas pour un jour, ils sont contemporains de chaque instant de la vie des hommes. Dieu ne fait pas telle chose pour ne plus y penser ensuite : il est ce qu’il fait, il fait ce qu’il est et il est aujourd’hui. Il a sauvé parce qu’il est sauveur pour toujours, présent à sa création aujourd’hui comme depuis toujours, avec sa volonté de salut qui est en acte – et qu’on a appelé amour. Dès lors, quand l’homme s’approche de Dieu, quand il s’ouvre à sa présence, quand il lui donne sa foi, il se rend contemporain des grands actes de salut de toute son histoire et il communie aujourd’hui à cette histoire de salut.
Lorsque les Juifs pieux font la mémoire de la Pâque, ils représentent le repas dans lequel ils se préparaient à l’Exode, et, de fait, ils ont conscience de vivre cet Exode sous la conduite actuelle de Dieu qui les conduit à Jérusalem « l’an prochain » : manger l’Agneau pascal c’est vivre sacramentellement les événements qui fondent leur histoire avec Dieu et confesser que Dieu achève ce qu’il a commencé « en ce temps-là », qui n’est pas hier mais « l’aujourd’hui de Dieu ». Jésus va situer le repas qui fonde l’Église dans ce contexte pascal juif : la fraction du pain, comme on l’appelait à l’origine.
Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières (Ac 2, 42).
Ce partage fraternel pratiqué aussi hors de l’Eucharistie – boire à la même coupe, assimiler le sang de l’Alliance comme autrefois dans les grands sacrifices, accueillir l’Esprit qui est la vie même de Dieu (et qui enivre comme à la Pentecôte !), c’est faire mémoire du repas « la veille de la Passion de Jésus ». Ainsi nous entrons dans l’acte fondateur de l’Église : la Passion et la résurrection de Jésus, cette Pâque qui s’est manifestée dans l’histoire sous Ponce Pilate mais qui est une manifestation de plus, l’achèvement, de la volonté de salut de Dieu. Dieu ne peut pas faire plus pour montrer son amour : :il l’avait montré autrefois, il le montre aujourd’hui en laissant son Fils entrer dans la mort, dans le châtiment de l’esclave qu’on anéantit – pour manifester qu’il veut abolir toute mort et tout esclavage. Ce qu’il avait fait pour son peuple à de multiples reprises, il le fait pour son Fils et avec son Fils aujourd’hui et pour toujours. Car dès ce jour par Jésus-Christ et en lui, toute mort et tout esclavage sont effectivement abolis.
La veille de sa Passion, Jésus sait qu’il a provoqué les forces de la mort en les dénonçant de plus en plus clairement : il s’est attaqué au pouvoir de la mort sur les corps des hommes en guérissant les maladies de toutes sortes; il s’est attaqué à son pouvoir sur les cœurs en dénonçant l’hypocrisie, le mensonge, la suffisance, l’injustice; il a défié le pouvoir même de la Loi religieuse dont se servaient les pontifes pour assujettir les croyants (sabbat, purifications, jeûnes). Toutes ces forces vont se liguer contre lui et, volontairement, il va se laisser enchaîner par elles : c’est le sens de son refus d’être sauvé par l’épée de Pierre – et de son silence devant ses juges. Il ne veut pas se situer sur le même terrain et lutter à armes égales. Il veut entraîner la mort dans le monde de la vie, dans le Règne de Dieu où elle n’aura plus de pouvoir : il la prend sur lui, il la « piège » pour mieux l’anéantir, il se lie à elle volontairement, « prenant sur lui le péché du monde ». On ne peut pas dire que Dieu a voulu la mort de son Fils pour satisfaire à une loi selon laquelle la victime du sacrifice apaise la colère de celui qui est offensé : ce serait un blasphème et en tout cas une méconnaissance totale de l’amour de Dieu. En revanche, on peut dire que Jésus se livre lui-même à la mort, qu’il se fait la victime innocente non pas de la colère de Dieu mais de l’aveuglement des hommes livrés eux-mêmes au pouvoir de la mort. Il meurt à la fois pour leur ouvrir les yeux et pour manifester qu’il entend vaincre la mort par l’amour, en l’entraînant dans le Règne de l’amour. En d’autres termes, celui qui est habité par l’amour a vécu tellement abandonné et dépossédé de tout et de lui-même, que la mort n’a pas eu d’emprise sur Lui :il a donné à l’avance tout ce qu’elle pouvait lui arracher, y compris sa vie.
La veille de sa Passion, Jésus rassemble donc ses disciples et il va faire avec eux et pour eux le bilan de sa vie (saint Jean) pour montrer ce qui l’a conduit à ce moment. Car sa Pâque n’est pas un instant ou un acte séparé du reste de son œuvre. Il a vécu de manière pascale. Toute sa vie, il a agi de telle sorte que les puissances de la mort ont été vaincues par l’amour : car la puissance de l’amour qui crée et qui libère l’habitait en plénitude. C’est par l’amour qu’il rend aux malades aussi bien mentaux que physiques, d’abord la paix intérieure, la réconciliation intérieure, la confiance et une confiance si forte qu’elle les remet sur pied : seuls l’attraction et le rayonnement de son amour opèrent ces guérisons et non une magie ou des formules incantatoires plus ou moins cabalistiques (rabbins). C’est par amour qu’il va remettre debout et heureux de vivre ceux que la haine, la jalousie, l’injustice et le mépris de leurs frères avaient écrasés. Il ne va pas prendre les armes pour se débarrasser des oppresseurs, il ne va pas renverser les situations pour permettre aux anciens méprisés de mépriser à leur tour. Il rompt le cercle de la haine, de la violence, en manifestant un amour plus fort. Il rend confiance aux méprisés et enlève ainsi leur pouvoir aux puissants. C’est par l’amour même qu’il va libérer les croyants du pouvoir des rites et de la Loi religieuse : c’est la miséricorde que je veux et non les sacrifices, le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, ou son attitude vis-à-vis des Pharisiens et des scribes. Toute sa vie, il a vaincu le mal par l’amour. Et cette puissance de l’amour en lui vient de sa confiance totale au Père et de son abandon intérieur à sa volonté. Il est entièrement donné au Père, donné aux autres : il est « mort à lui-même », il n’a ni désir ni ambition pour lui-même, il est déjà « offert en sacrifice » parce qu’il offre continuellement sa vie. Le passage de la mort à la vie fait partie de son être même, il passe lui-même sans cesse par cet abandon qu’est la mort dépossédée et c’est pour cela qu’il est entièrement habité par la puissance de la Vie – de l’Esprit.
Vient le moment même du dernier abandon. Là encore, il ne faut pas croire que Jésus a vécu ces instants sans qu’il lui en coûte de s’arracher. La mort pour lui a été une véritable mort – la souffrance, une véritable souffrance -, et plus encore que la souffrance physique, la souffrance morale de se trouver isolé, abandonné des siens et rejeté par tous ceux qu’il avait aimés et auxquels il avait porté la santé et la vie. L’abandon qu’il fait encore à cet instant est un véritable et dernier arrachement : il veut ne compter que sur la puissance de l’amour de son Père. Jusqu’au dernier moment, comme périodiquement et depuis le commencement de la vie publique, la tentation lui est proposée de compter aussi sur les moyens humains, de placer son salut dans la puissance qui vient des hommes (tentation au désert – on veut le faire roi -, Pierre et le Messie) : il repoussera chaque fois cette tentation pour s’abandonner les mains nues et renverser ainsi la puissance par l’arme de la faiblesse, la violence par la douceur, la haine par le pardon, le mépris par la miséricorde… Mais à chaque moment où il lui faut choisir, l’épreuve, pour lui, est douloureuse : l’agonie au jardin des Oliviers le laisse entrevoir. Il ne se laisse pas aller passivement : il lutte avec la mort et avec la tentation messianique mais restera jusqu’au bout le Fils qui tient sa vie du Père et la lui remet, comme il l’a fait tout le reste de son existence , certain, confiant, qu’il ne le laissera pas au pouvoir de la mort : c’est le sacrifice de l’obéissance ou de la foi – dépossession confiante.
La Pâque de Jésus-Christ est donc semblable à celle du peuple juif qui, sur la parole de Moïse et avec la seule force de sa foi au Dieu de ses Pères, va s’arracher au pouvoir de Pharaon (la violence) et l’entraîner avec lui dans la mort -pour renaître à la vie, au-delà de la mer Rouge, et parvenir ainsi à la rencontre du Dieu au Sinaï et à la Terre promise. Le repas pascal est le prélude de cette marche vers Dieu et il en marque les premiers pas : partager ce repas c’est déjà prendre la route de l’Exode, harcelé par les forces de la mort. Nous sommes aujourd’hui placés dans la même situation : nous et notre monde. Nous sommes encore sous le pouvoir de la mort – en nous et hors de nous. Nous sommes sans cesse tentés de céder aux tentations de ce pouvoir qui nous pousse à la domination, à la violence, au mépris, à l’injustice, au mensonge, à l’orgueil… une part de nous-mêmes n’accepte pas volontiers que la puissance de l’Esprit d’amour soit1 vraiment la seule féconde ; que l’Amour avec sa faiblesse apparente est vraiment une force de vie ; que le Père de Jésus-Christ mérite notre confiance totale et notre abandon sans réserve à sa parole – que Jésus-Christ est vraiment l’Homme nouveau et que le suivre c’est entrer dans la vie éternelle. Cette part qui résiste en nous, nous l’entraînons avec nous dans la Pâque de Jésus pour qu’il l’anéantisse par son amour et notre foi. Cela signifie que nous sommes prêts à reprendre le chemin de l’amour par la force de l’Esprit qui nous est donnée si nous vivons l’Eucharistie avec tout nous-mêmes. Nous sommes appelés à devenir ainsi comme Jésus et en offrant notre vie à sa suite des « sacrements de la libération pour nos frères » […]
Faire mémoire de la Pâque de Jésus, prenant sur lui la violence du monde pour la conduire aux sources de l’amour, nous engage dans le même mouvement. Jésus a réconcilié l’humanité avec elle-même et avec Dieu en abolissant le pouvoir de la mort dans sa propre chair. Nous qui le suivons et qui formons son Corps dans l’histoire, nous devenons à notre tour des sacrements de cette réconciliation et nous achevons ce qui a été acquis une fois pour toutes, en poursuivant le combat contre le pouvoir de la mort avec les armes de l’amour. Il va de soi que ce combat se nourrit d’abord du mémorial de l’Eucharistie : notre propre plongée dans la mort de Jésus-Christ présent avec la puissance de sa résurrection, nous prépare à entreprendre une pâque quotidienne. Car la Pâque s’accomplit dans notre vie quotidienne comme elle était au cœur de la vie quotidienne de Jésus, avec sa lutte contre la tentation messianique, son arrachement douloureux à lui-même, son acte de confiance vis-à-vis du Père et sa manière de subvertir le monde par la toute-puissance de l’Amour. Le passage que nous sommes appelés à faire, nous le faisons avec le monde qui nous entoure et auquel nous sommes liés par mille liens. Sacrements de libération et de réconciliation, nous pouvons le devenir si nous acceptons de donner notre vie à la suite de Jésus-Christ.
La Pâque de Jésus-Christ s’accomplit dans son Corps qui est l’Église : l’unique sacrifice du Christ fait ainsi passer le monde de la mort à la vie. Et nous en sommes les témoins et les acteurs jusqu’à la fin des temps. Prenons garde de ne pas prendre au sérieux cet engagement au martyre […].