(Monseigneur Henri Tessier est archevêque d’Alger.)
Je voudrais rappeler un fait qui symbolise la situation de notre Eglise, dans son extrême faiblesse numérique et sociologique.
A la mi-avril 2000, j’ai été invité dans une ville de l’Algérie, Mascara, ancienne capitale régionale où résidait le bey d’Alger pour l’ouest du pays à l’époque turque. Cette ville symbolise la résistance de l’Algérie à la présence chrétienne et française, car c’est de cette ville et de sa région que venait le héros de la résistance algérienne à la pénétration coloniale, l’émir Abdelkader.
Il y a dans cette localité deux prêtres, dont l’un dominicain s’occupe d’une bibliothèque agronomique pour les étudiants et l’autre, spiritain, anime un centre de formation féminine et diverses initiatives de développement. Il y a aussi deux religieuses engagées dans le centre féminin fréquenté par cinq cents femmes dont la plupart sont adultes et mères de famille. Il n’y a pas d’autres chrétiens dans la ville que deux femmes européennes mariées avec des Algériens. Et pourtant les deux prêtres et les deux sœurs sont connus et estimés par la plupart des habitations, tous musulmans. Ils sont « L’Eglise » dans cette ville. […]
Cette situation est un bon symbole de la vocation de notre Eglise. Dans une situation d’extrême faiblesse numérique et de marginalisation sociale, puisque nous sommes presque tous d’origine étrangère, nous devons cependant être l’Eglise du Christ pour une société musulmane.
Dans la faiblesse de notre Eglise, ouvrir les yeux sur tout le peuple.
Quand des chrétiens sont nombreux dans une église pour la messe, c’est une joie Mais ils risquent toujours d’oublier qu’il y a, en dehors de l’Eglise, tout un peuple à rejoindre, à rencontrer au nom du Seigneur Jésus, à servir et à aimer.
Comme notre Eglise est devenue toute petite, il nous est devenu impossible d’oublier le peuple. Quand, dans une ville, à la célébration de l’eucharistie, il n’y a que le prêtre, deux religieuses, trois étudiants africains, une personne âgée et deux techniciens étrangers, nous ne pouvons oublier que notre prière se célèbre pour tous les habitants de la ville, les 100 000 musulmans qui l’habitent et les 300 000 paysans qui, dans la région, peuplent les villages et travaillent la terre. Quand nous écoutons l’Evangile, nous en cherchons le sens non seulement pour nous, mais pour tout le peuple musulman qui nous accueille et dont nous partageons les soucis, les travaux et les espoirs.
Prenons quelques exemples. Le président algérien a demandé au peuple d’accepter l’amnistie politique que l’Etat accorde aux groupes armés. Il veut ainsi rendre possible la « concorde civile ». Est-il possible de recevoir à la messe ou dans la méditation personnelle, les appels de Jésus à la correction fraternelle, sur le débiteur impitoyable, sur le pardon fraternel, sans appliquer ces textes non seulement à notre vie personne, mais à celle de tout le peuple ? d’ailleurs, quand nous sortirons de la messe, ou laisserons notre lecture de l’Ecriture, pour rencontrer nos voisins et amis musulmans, la première question qu’ils nous poseront sera sur la concorde civile, sur la réconciliation, sur les conditions pour un pardon. Et les réponses ne sont pas aussi simples que l’on pourrait le croire, quand il s’agit d’accueillir dans un village, le fils d’une famille voisine qui a tué des bébés du quartier, violé leurs mères, brûlé l’école et détruit l’usine.
Les questions des autres sont aussi nos questions. Quand un jeune, écoeuré par le désordre de la société, veut prendre de la drogue ou émigrer clandestinement ou même se suicider, ses questions sont aussi les nôtres, bien que nous soyons chrétiens et qu’il soit musulman. Quand deux conjoints veulent divorcer, ou quand deux jeunes s’interrogent sur leur avenir de couple, leurs questions sont pour nous aussi importantes que si c’était des chrétiens qui s’interrogeaient sur leur divorce ou sur la naissance de leur couple. Quand un responsable local ou un chef d’entreprise cherche à travailler sans entrer dans le système des compromissions ou de la corruption, ses questions sont aussi les nôtres et l’Evangile nous dit aussi une parole dont nous sommes responsables bien qu’il soit musulman et que nous soyons chrétiens.
Quand un croyant s’interroge sur le sens de la prière, sur les causes du mal qui ronge sa société et sur la responsabilité des croyants et de la religion dans cette crise, ses questions sont les nôtres bien qu’il soit musulman et que nous soyons chrétiens.
Dans notre faiblesse, servir l’amour de Dieu pour tout le peuple.
On aura peut-être de la difficulté à comprendre cette situation, mais pour nous, cela est clair. Bien que nous soyons chrétiens nous avons une mission à mettre en œuvre dans la relation avec nos partenaires musulmans. Cette mission, nous l’avons découverte et approfondie justement parce que nous sommes peu nombreux et faibles. Nous percevons mieux que tout être humain est l’objet de la tendresse de Dieu et que nous avons mission de servir cette tendresse de Dieu. Notre Caritas rejoint les associations algériennes pour participer avec elles autres travaux pour les plus déshérités, les victimes des violences qui ont besoin d’un soutien psychologique, les femmes abandonnées par leurs familles après avoir été violentées par les groupes armées, mais aussi tout simplement la jeune fille rurale qui a besoin d’une formation, les handicapés et leurs familles à qui il faut rendre la conscience de leur dignité dans des centres d’accueil adaptés, etc.
Ils sont tous musulmans. Mais c’est à eux que Jésus nous envoie en disant : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Et le service des pauvres n’est pas toute la tâche de notre Eglise. Il y a aussi cette entrée dans la culture de nos partenaires musulmans, qui doit prouver que l’Eglise se passionne pour toutes les valeurs humaines. La charité évangélique, c’est aussi de participer aux fêtes de mariage, aux anniversaires et aux réussites aux examens. C’est encore rejoindre les jeunes qui ont une chorale et apprécier leurs chants, c’est lire avec eux les productions littéraires qui expriment leurs questionnements, les œuvres d’art qui traduisent leurs talents. C’est également parler leur langue, se familiariser avec les trésors du patrimoine national oral ou écrit, et faire son bien de l’héritage spirituel musulman qui a traversé quatorze siècles et nourrit la foi d’un milliard de musulmans. Et cela est plus facile quand nous pouvons quitter la communauté chrétienne déjà rassemblée et rejoindre le peuple entier dans les lieux de sa vie.