Soleil de nos vies
Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère et les emmène à l’écart, sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux ; son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements, blancs comme la lumière. Voici qu’apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui. Pierre prit alors la parole et dit à Jésus : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie. » Il parlait encore lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre ; et, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis tout mon amour ; écoutez-le ! » Entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre et furent saisis d’une grande frayeur. Jésus s’approcha, les toucha et leur dit : « Relevez-vous et n’ayez pas peur ! » Levant les yeux, ils ne virent plus que lui, Jésus seul. En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. »
Commentaire :
Dans la Bible, la montagne délimite toujours un lieu réservé à la manifestation de Dieu ou au culte (Jn 4 : 20). Sur le mont Moryia, Abraham est invité à sacrifier son fils (Gn.22) ; au Sinaï, Moïse peut voir Dieu de dos (Ex.19 et 33 : 23). Jésus lui-même privilégie la montagne comme lieu de prière, et c’est sur le versant du Mont des Béatitudes qu’il prononça l’inoubliable Sermon sur les Béatitudes (Mt. 5). Ce récit de la Transfiguration et la révélation du Père complètent on ne peut mieux le récit des tentations au désert et la remise en question de la Parole de Dieu.
Quels peuvent être la réalité et le sens de l’événement ? Pour le saisir, l’expérience de la prière s’avère d’une importance essentielle. Un effort prolongé de prière nous a sans doute permis de vivre une expérience inoubliable : transformation intérieure, paix profonde, confiance d’être en Dieu, occasion même d’un changement physique ; le rythme cardiaque s’apaise, nos traits se détendent et une joie toute intérieure nous envahit. Nous prenons alors conscience que nous sommes davantage que nous ne nous le figurons. Dans sa prière au sommet du Thabor, Jésus lui-même à l’occasion de la prière a pris conscience de ce qu’il était et son corps l’a exprimé de façon parfaite. La clarté reflétée et la blancheur de son vêtement expriment une irradiation intérieure, un état d’âme. C’est de cette expérience dont parle Jean lorsqu’il écrit : « Nous avons vu sa gloire », et Pierre qui en fut également témoin : « Ce n’est pas en suivant des fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la puissance et l’avènement de notre Seigneur Jésus Christ, mais après avoir été témoins oculaires de sa majesté. Il reçut en effet de Dieu honneur et gloire, lorsque la Gloire pleine de majesté lui transmit une telle parole : Celui est mon Fils bien-aimé qui a toute ma faveur. Cette voix, nous l’avons entendue ; elle venait du ciel, nous étions avec lui sur la montagne sainte.» (2 Pi. 1 : 16-18)
L’évangile, ce deuxième dimanche du Carême, raconte un sublime moment d’intériorité entre Jésus et son Père pour nous y associer avec Pierre, Jacques et Jean. Par la prière et le silence, il nous devient ainsi possible de devenir participants des confidences de Dieu accordées à ses intimes, nous entrons avec lui dans un mystérieux dialogue. Si les autres ne reconnaissent jamais ou si peu que pas notre valeur, l’intimité avec Dieu, dans la prière, suppléera à ces vaines attentes. Tout soutien venu soit des humains, soit du succès, de l’affection ou du pouvoir sont illusoires, et si nous en faisions l’expérience, ce ne serait que pour un temps d’une durée éphémère. Jésus invite ses disciples à entrer avec lui dans la nuée et à se laisser envelopper et transfigurer dans la prière par la parole du Père, une occasion privilégiée de percevoir tout ce que la grâce peut réaliser en nous de transfiguration.
Pour cette raison, les trois disciples auraient préféré demeurer dans la montagne : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici ; si tu veux, je vais dresser trois tentes ». La proposition de Pierre ne manque pas de saveur : « Il ne savait pas ce qu’il disait » ( Lc 9 : 33) incapable qu’il était de saisir le mystère et sa portée. Mais si difficile qu’il soit de rencontrer Dieu dans la montagne ou dans la prière, il le sera bien davantage encore dans la plaine. Pourtant, c’est là que Jésus donne rendez-vous alors qu’il redescendit de la montagne avec ses disciples. Jésus tient à vivre avec nous notre histoire humaine, notre quotidien, notre vie de plein monde : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». Dieu ne s’absente jamais de notre histoire, même s’il n’en conçoit pas lui-même le déroulement et s’il nous laisse toute liberté d’en écrire la trame au jour le jour. Mais disait-il, « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mat. 28 :20), il nous est parfois difficile, voire impossible de reconnaître sa présence au cœur de nos vies, cantonnés que nous sommes dans une présence réduite à la messe et aux sacrements. Assurément, ce sont là des temps forts, mais qui n’excluent nullement la présence divine dans l’événement, le temps pauvre, le monde actuel, notre quotidien devenus prière.
La Transfiguration est située au cœur de la catéchèse de Matthieu, son évangile, et placée entre une première et une deuxième annonce de la Passion (16 : 21-23 et 17 : 22-23). Elle sera complétée par l’énumération de conditions pour suivre Jésus : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive…» (16 : 24-28) Au pied de la montagne, dans la plaine, Jésus avait retrouvé son aspect quotidien ; il retrouvait avec ses disciples la vie simple, parfois obscure et mêlée de peines et de souffrances auxquelles ils s’objecteront (16 : 22). Pour le disciple, Dieu sera toujours le Dieu caché, « objet de scandale et de folie pour un grand nombre » ( 1 Co. 1 : 23), mais notre secours en ces temps d’épreuves demeurera l’expérience si passagère soit-elle d’un moment de Transfiguration avec la Christ dans la prière, occasion de raviver une particulière certitude de foi. « Le Christ, notre Sauveur, n’a pas quitté ce monde qu’il a racheté » affirmait Jean XXIII (14 nov. 1960), Dieu sera le soleil, la lumière et la blancheur de nos vies tous les jours du monde au temps de notre prière.