Voilà. C’est ça. Il y a des moments où tout semble s’écrouler. Où des séismes intérieurs viennent ébranler tout l’être. Où des tsunamis déferlent et semblent devoir tout emporter. Des moments où l’on perd pied. Où absolument tout s’embrouille. « Mon âme en moi s’effondre » (Psaume 42 7). D’autres traductions de ce verset, moins extrêmes peut-être, sont tout de même éloquentes : mon âme se recroqueville, mon être est abattu, me voici replié sur moi-même, mon esprit défaille, je suis (re)courbé…
Nous aimerions bien penser que les grandes crises sont exceptionnelles et n’arrivent – heureusement – qu’à quelques personnes envers lesquelles il importe de montrer beaucoup de compassion et un infini respect. Nous aimerions penser que l’histoire de Job, qui a tout perdu ou plutôt à qui tout a été enlevé, constitue un cas limite. Au fond, nous avons besoin de croire que nos vies sont, finalement, sans histoire. Et pourtant… Tout le monde a des restes de rêves et des coins de vie dévastés (Carla Bruni). Oui, tout être humain est un être blessé et il arrive très souvent que parce qu’elle est insupportable, cette blessure, souvent très ancienne, ait été reléguée aux oubliettes.
Les mots des chants utilisés au temple de Jérusalem et préservés par la Bible sous le nom de « psaumes », ont cette grande qualité de mettre l’âme à nu devant Dieu et de permettre, d’inviter, même, à dire : Voilà, c’est ça. C’est ça qui m’est arrivé. C’est ça qu’on m’a fait. C’est ça qui m’arrive, c’est ça qu’on me fait. Je suis brisé, dit ailleurs le même psaume 42 (11), mon âme fond, elle se liquéfie, elle perd sa substance et sa solidité (5), la seule nourriture qu’il me reste, c’est mes larmes (4).
Tous ceux et celles qui ont eu le courage de s’engager dans un processus thérapeutique ou qui ont eu le bonheur de trouver sur leur route humaine des personnes attentives capables de les accueillir tels qu’ils étaient, avec leur détresse, leur honte ou leur colère, savent combien le fait d’être vraiment entendu marque le départ de la guérison si on a été blessé, de la reconstruction si on a été démoli, de l’existence nouvelle si on a été anéanti.
Richesse de la spiritualité juive et de la spiritualité chrétienne : nous ne sommes pas seuls dans nos détresses, nous ne demeurons pas murés dans nos silences. Dieu entend. Dieu compatit. Dieu se fait proche. Des générations d’hommes et de femmes, individuellement et en communautés, en témoignent depuis plus de deux millénaires. Qui accepte de s’exposer devant Dieu, qui s’autorise à se déposer en sa présence tel qu’il ou elle est, avec sa souffrance ou même sa révolte face à l’inacceptable qu’on lui (a) fait, trouve un Consolateur. Un Défenseur. Un Appui. Voilà pourquoi ce même psaume 42 tourne-t-il autour d’un refrain : « Qu’as-tu, mon âme, à t’effondrer ? Pourquoi gémir sur moi ? Espère en Dieu » (6.12).
C’est nourri de cette assurance que Jésus lui-même est entré dans sa grande épreuve et c’est en y prenant appui qu’il l’a traversée. « Aux jours de sa fragilité humaine, il a offert, hurlant et pleurant, prières et supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort » (Lettre aux Hébreux 5 7) et tous l’ont entendu crier le début du psaume 22 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Il existe malheureusement très peu de lieux où ces cris peuvent être exprimés. La liturgie ou les rencontres de prière sont devenues tellement aseptisées, on les veut tellement lumineuses ou rassurantes, qu’il ne nous est plus possible d’y faire entendre vraiment les cris du sombre découragement, de la protestation contre l’inacceptable ou de l’inquiétude vertigineuse. Il reste, pour le moment, l’espace du silence, dans la solitude ou avec quelque fidèle complice capable de se tenir avec nous sur la crête de l’abîme. Dans la protestation et dans l’attente.
Attendre, espérer. Ce n’est pas rien. C’est peut-être même l’essentiel. « Espère en Dieu. Oui, je le remercierai encore, mon sauveur et mon Dieu » (Psaume 42 12).