Les habitués du psautier remarquent souvent que les psalmistes se plaignent beaucoup et louent peu… C’est sans doute un reflet de la vie humaine, trop souvent marquée par l’épreuve. Mais il arrive aussi que les psaumes chantent la louange de Dieu. C’est le cas pour les trois derniers psaumes (Ps 148-150). Voyons aujourd’hui le Ps 148, la louange universelle ou cosmique du ciel et de la terre. Le genre littéraire du psaume est évidemment un hymne sapientiel, en ce sens que la louange est teinté de « science ». La classification des créatures selon une certaine hiérarchie, due à l’observation du monde, est déjà un début de science. Ainsi, des auteurs anciens ont-ils pu parler de ce psaume comme d’une « physique sacré ».
La structure du psaume est assez évidente ; il s’agit d’un diptyque :
1- l’alléluia des créatures célestes (v.1-6) : la zone concernée (v.1a) ; les créatures célestes dans un ordre décroissant (v.1b-4) ; le destinataire (« Qu’ils louent le nom de YHWH ») et le motif de la louange (« car… ») (v.5-6)
2- l’alléluia des créatures terrestres (v.7-14a) : la zone concernée (v.7a) ; les créatures terrestres en ordre ascendant : les plantes et les animaux (v.7-10) ; les humains et le peuple d’Israël (v.11-14) ; le destinataire (« Qu’ils louent le nom de YHWH ») et le motif de la louange (« car… ») (v.13-14).
Commentaire :
v.1 Les cieux constituent la zone transcendante où Dieu réside (Ps 104,1-4) ; cf. « Gloire à Dieu au plus haut des cieux » Lc 2,14.
v.2 Les anges sont les membres les plus élevés de la cour céleste (Ps 29,1). Les armées peuvent s’entendre des étoiles et des astres (Is 40,26 ; Jb 38,7 ; Ps 103,21).
v.4 Ce sont les eaux qui, selon la cosmologie biblique, se trouvaient au-dessus de la voûte céleste, d’où elles s’échappaient par des trappes pour donner la pluie (Gn 1,7 ; 7,11-12 ; Ps 104,13).
v.5-6 Le destinataire de la louange est le nom du Seigneur, c’est-à-dire sa personne. Le motif de louange des créatures, c’est leur création par la parole (Gn 1 ; Ps 33,6.9) et leur maintien dans l’existence en vertu d’une loi de stabilité posée par Dieu que rien ne saurait supprimer (Gn 8,22 ; Ps 96,10 ; 119,89-90 ; Jr 31,35-36 ; 33,25 ; Si 43,10). Il est intéressant de noter la présence de l’idée de loi. Le premier volet loue Dieu pour la régularité, l’ordre et l’harmonie du monde, présentés comme une « loi immuable ». Le second volet loue Dieu parce qu’il a manifesté sa grandeur et fait d’Israël le peuple de ses proches. Il y aurait donc un lien entre les v.5b-6 et 13b-14 en ce sens que les règles immuables du fonctionnement cosmique trouvent un correspondant dans la règle écrite donnée au peuple d’Israël.
v.7 Les abîmes, c’est-à-dire les eaux du chaos primordial vaincu par Dieu lors de la création (Gn 1,2 ; Ps 74,13-14 ; 89,10-11 ; 104,26 ; Jb 7,12 ; 26,13 ; Is 27,1 ; 51,9). Ces abîmes étaient peuplés de toutes sortes de monstres aquatiques (Gn 1,21 ; Dn 3,79).
v.8 Le vent de tempête est comme le messager rapide et fidèle de Dieu. C’est le vent qui souffle aux moments décisifs de l’histoire biblique : lors de la création du monde (Gn 1,2), dans la nuit de l’Exode (Ex 14,21), à la Pentecôte (Ac 2,2). C’est à partir de ces forces cosmiques que Dieu agit dans le monde terrestre (Ps 18,10-16 ; 29,3-10 ; 104,4.7 ; 105,32 ; 107,25 ; Jb 38,1 ; 40,6).
v.9 Les montagnes ont toujours exercé une fascination sur les cultures anciennes et sur leurs religions (Ps 68,16-17 ; 78,54.68 ; 80,11 ; 90,2 ; 95,4). C’est que les montagnes élevées sont considérées comme résidence de la divinité, ou encore comme le lieu de rencontre entre l’homme et la divinité. On n’a qu’à penser aux développements bibliques sur le Sinaï (Ex 19 ; 24 ; 31-32 ; 34) ou sur le mont Sion (1 R 8 ; Ps 2,6 ; 20,3 ; 48,3). Le monde végétal est ici condensé dans les arbres fruitiers de la campagne et dans la solennité du cèdre. On aurait donc les arbres « domestiques » et les arbres « sauvages » pour représenter la totalité du monde végétal.
v.11 Avec la mention de l’humanité, on est au sommet de la création. Comme en Gn 1, l’homme vient en dernier lieu. Dans la procession des êtres créés, il est le plus noble (Ps 8,4-9) sans distinction de condition, de sexe ni d’âge (Jr 31,13).
v.14 La corne (Ps 75,4-5 ; 89,18.25 ; 132,17 ; 1 S 2,1 ; Lc 1,69) symbolise la puissance dans le sens de fécondité et prospérité agricole, ou de force militaire. Le Tout-Puissant se penche sur son peuple, petit et pauvre, humilié et oppressé, pour le libérer de ses ennemis. Ici, toute la création appartient à un projet historique qui, par l’intermédiaire d’Israël, rayonne sur toute l’humanité.
v.14c Israël est admis à s’approcher de Dieu (Dt 4,7 ; 7,6 ; Ps 147,19-20 ; Jr 30,21 ; Éz 44,13 ; He 7,19). Il est fréquent que les passages qui parlent de la louange des créatures se terminent par la mention historique d’Israël ou de l’histoire du salut (Ps 19,9-15 ; Ps 104,35 ; Si 44,1–50,29).
Enseignement du psaume. La Bible enseigne parfois comment les créatures témoignent de Dieu (Ps 19 ; Sg 13,1-9; Rm 1,19-25). Mais l’apport le plus original du psaume, c’est qu’ici l’homme s’attribue le rôle insigne de convier les créatures du ciel et de la terre à prendre part à la symphonie de l’univers, comme si elles étaient personnifiées. Nous sommes en présence d’une liturgie cosmique dont l’homme est le prêtre. Les limites spatiales craquent… L’idée de totalité domine nettement tout le psaume. On n’a qu’à penser à la liste des créatures qui représentent chacune un élément d’un ensemble plus vaste. Cette extension de la fonction laudative au cosmos tout entier oblige à redéfinir l’activité de prière comme telle. Il ne s’agit plus d’une démarche exclusive à l’humain, d’une espèce d’élévation de l’âme vers Dieu. Désormais, la prière inclut tout le créé ; on parle alors d’un dynamisme d’ouverture au monde entier. Le Ps 148 remet même en question la relation de l’homme avec le créé ou la nature. On touche à l’épineuse question de l’environnement ou de l’écologie.
Le psaume inviterait l’homme du 21e siècle à réviser sa vision d’un monde à dominer et à exploiter froidement, à la guise des forces économiques. Le Ps 148 préconise plutôt une vision du cosmos dans laquelle l’homme et les autres créatures vivent en interrelations mutuelles sous le regard de Dieu. Dans ce contexte, l’homme non seulement est un chantre qui prie « avec » le reste de l’univers, mais encore il anime cette prière, tel un chef d’orchestre. Il reste qu’il faut conjuguer cette conception des relations de l’homme avec le cosmos avec une autre conception représentée par Gn 1,26-28 ; 9,1-2 et le Ps 8, qui confie à l’homme un rôle d’intendance royale ou de gestion intelligente du créé. Dans un contexte comme le nôtre, marqué par une certaine exploitation abusive ou incontrôlée des ressources naturelles et par la prétention absolue de la technologie ou de la science dans sa domination de l’univers, la théologie du Ps 148 devient un appel puissant.
On peut lire dans la Bible des textes semblables qui associent la louange de Dieu dans la nature avec la louange de Dieu dans l’histoire humaine : Gn 1 ; Ps 8 ; 19 ; 29 ; 104 ; Si 42–50 ; Dn 3 ; Jb 38-39. On pensera aussi au cantique des créatures ou aux sermon aux oiseaux de saint François d’Assise.
De façon étonnante, le psaume est peu utilisé dans la liturgie, sauf à la Liturgie des Heures (troisième psaume des Laudes du dimanche III, après le cantique de Dn 3). Dans la liturgie monastique, les trois derniers psaumes (Ps 148-150) sont appelés les Laudate et sont récités chaque jour ensemble, sans doxologie entre eux, à la fin des Laudes.
Hervé Tremblay, o.p.