Nous venons d’assister à une course tout aussi olympienne qu’olympique. Deux hommes se sont disputé le trône quasi-divin de président des États-Unis. Avec l’impression de devenir le chef de toute l’Amérique et de se donner le droit d’arbitrer le jeu de pouvoir des nations et des peuples de toute la terre et – pourquoi pas? – de toute la galaxie.
Le spectacle a eu du retentissement. Pas beaucoup de noblesse, mais du retentissement. On s’est tout dit. Surtout des gros mots. Les couteaux ont volé bas. Des invectives, des calomnies, des attaques sans retenue. On a dépensé des milliards de dollars pour charmer l’électorat et surtout pour écraser l’adversaire.
Nous avons beaucoup remarqué les ombres. Il y a eu sûrement de beaux gestes. Certaines prises de parole ont pu avoir du souffle. Mais le moins bon a retenu notre attention. C’est toujours ainsi. À plus forte raison quand il s’agit de la politique.
C’est toujours ainsi, mais nous n’arrivons pas à nous y habituer. Nous réagissons par la colère, la déception et même l’indifférence. Imaginez la chose: nous avons décidé d’être indifférents. À quoi bon s’intéresser à la politique quand nous avons l’impression que tout est pourri de ce côté-là. Nous déchantons et nous prenons nos distances. Que pouvons-nous faire? Qui peut contrôler le débit d’un fleuve tumultueux quand il saccage tout sur son passage?
Nos manières de démocratiser ne sont pas toujours nobles, pas toujours et même pas souvent. Nous tenons à nos démocraties parce que nous ne voulons pas de dictature, encore moins d’anarchie. Mais nous avons l’impression d’avoir choisi le moins pire plutôt que le meilleur. La politique n’a pas bonne presse et, à part quelques-uns, l’ensemble de la population s’ennuie du hockey qui pourrait nous distraire plus élégamment que les jeux de passe de nos dirigeants.
Il n’y a pas que les saletés qui tuent notre intérêt pour la chose publique. Il y a surtout cette manie de travailler davantage pour le parti que pour le pays. Trop souvent, les projets de lois sont pensés pour assurer l’avenir du clan politique, pour qu’aux prochaines élections le bon peuple nous ré-élise. Trop souvent, les décisions favorisent quelques-uns, les proches des décideurs. Et nous saluons le monde ordinaire avec de grands sourires quand nous avons besoin de leur vote.
Nous vivons à l’ère de la science. Grâce à elle, les sociétés font des progrès énormes. Mais, qui dit science dit souvent mise en place d’un appareillage technique, souvent très sophistiqué. Nous avons mis notre confiance dans nos outils au point de leur donner un pouvoir irrésistible. Nous avons pris nos moyens pour des fins. Nous avons alors orienté la gouvernance publique en mettant en place des techniques que nos croyons infaillibles. Nous nous sommes mis à gouverner le pays comme des chefs d’entreprise. Nous nous sommes crus patrons d’usine. Nous avons investi dans les outils plutôt que dans le but que nous aurions dû rechercher. Nous avons oublié que la vie humaine comme la vie sociale ne se réduisent pas à une mise en oeuvre technique. Nous avons oublié que nous sommes plus que la science et ses techniques. Nous distribuons des chèques de bien-être social en oubliant parfois que le bien-être – individuel et social – n’est pas seulement une question d’argent, qu’il ne se réduit pas à des biens matériels. Nous avons élu des gens habiles à faire des colonnes de chiffres mais trop souvent incapables de dire quoi que ce soit sur le sens de la vie et sur le devenir de l’être humain.
Propos pessimistes sur une part importante de notre vie en société. Je l’admets. Mais je crois que la situation n’est pas insurmontable. Nos politiciens tiennent à nous. Ils nous écoutent. Ils veulent notre approbation. Leur présence à la tête de nos gouvernements dépend de la volonté de la base. C’est à nous d’exiger des meneurs qui ont du souffle, des chefs qui pensent plus haut que leurs intérêts personnels. C’est à nous de porter attention et d’accorder notre faveur à ceux qui ont des vues larges, un souci profond de la personne et de son devenir.
En Mai 68, quand Michel Serres voulait faire rire ses étudiants, il n’avait qu’à leur parler de religion. Pour gagner leur attention, il abordait le sujet de la politique. «Aujourd’hui, dit le philosophe, c’est l’inverse!» Il ne serait pas superflu de se demander: pourquoi ce changement?