Si près et si loin!
« Il y avait un homme riche, qui portait des vêtements de luxe et faisait chaque jour de somptueux festins. Un pauvre, couvert de plaies, nommé Lazare, était couché devant le portail.. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses plaies. Or le pauvre mourut et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. Au séjour des morts, en proie à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare tout près de lui. Alors il cria : ‘Abraham, mon père, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : Tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur. Maintenant il trouve ici la consolation, et toi, c’est ton tour de souffrir. De plus, un grand abîme a été creusé entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient aller vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne vienne pas vers nous.’ – Le riche répliqua : ‘Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. J’ai cinq frères ; qu’il les avertisse pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture ! – Abraham lui dit : ‘ Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! – Non, père Abraham, dit le riche, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.’ Abraham répondit : ‘ S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus.’ »
Commentaire :
Dans la première lecture de ce dimanche, l’apôtre Jacques semble supposer que tous les riches sont des oppresseurs, des condamnés, des voués au malheur, de mauvais riches. La parabole de Luc met en scène manifestement un « mauvais riche ». Après deux mille ans de christianisme, les mauvais riches sont peut être nombreux, mais de bons riches existent encore, des riches de la trempe de Nicodème, de Joseph d’Arimathie et autres . Après lecture de cet évangile, la question serait de savoir de quoi s’agit-il : de richesse ou des riches, de pauvreté ou de pauvres, de richesses matérielles ou de toute forme de richesses, d’absence de biens matériels ou d’un manque sur tout autre plan, dénuement d’un bien vital ou de ce que les autres possèdent ?. Question ultime : les riches seraient-ils voués au malheur à cause d’une condition de vie dans laquelle, le plus souvent, ils sont nés. Est-il si facile de s’échapper de cette condition de vie comme on le voudrait. Le Christ n’a-t-il pas fait preuve d’ouverture d’esprit et de cœur à tous de quelque condition qu’ils soient. Rappelons le jeune homme riche qui demanda à le suivre : Jésus le regarda et l’aima.
La richesse en soi n’est pas mauvaise; les biens matériels qui la définissent ne sont en soi que des choses crées par Dieu pour le bien des humains. Quels qu’ils soient : avoir, savoir, pouvoir, culture, influences, amours, dons intellectuels, l’important réside dans la relation de l’homme à ces biens.Ce qui fait que la richesse peut pourrir le cœur de l’homme, c’est que toute surabondance de biens quels qu’ils soient pervertit le cœur, tant celui qui la possède que celui qui en manque. L’avarice, l’avidité, le durcissement du cœur, la volonté de puissance, l’esprit de supériorité, la priorité donnée à l’argent sur les valeurs les plus sacrées, tout avarie le cœur des riches. Chez les pauvres, en manque de biens, les vices engendrés sont l’envie, la jalousie, l’agressivité, la cupidité qui minent l’amour humain et les relations humaines. Et pour les uns comme pour les autres, le plus grand mal est la servitude que la richesse ou la pauvreté peut engendrer. Une surabondance de biens génère une surabondance d’occupations, de préoccupations : biens à gérer, à sauvegarder, à faire fructifier, à protéger, à dissimuler. D’où tant d’injustices sociales, de paradis fiscaux. L’abondance de biens peut non moins conduire à une auto suffisance, un sentiment d’indépendance, le durcissement du cœur et l’absence de toute solidarité, principe de communion fraternelle.
Cette page d’évangile doit être une leçon de vie sur la valeur des uns et des autres aux yeux de Dieu. Pour Dieu, il n’existe pas de catégories, mais des relations d’êtres, des attitudes réciproques, des liens de solidarité. L’église de la Pentecôte était vraiment caractérisée par pareille attitude : ils mettaient tout en commun, et nul ne disait sien ce qui lui appartenait… Nul n’était dans le besoin, car tous ceux qui possédaient des terres ou maisons les vendaient ., apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à cvacun selon ses besoins » (Ac. 2 : 32-35 etc.) Programme idyllique, soupirera-ton ! « Comme il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux », dans ce nouveau projet contrat social lancé par Jésus et devenu mot d’ordre de la primitive Église. Difficile en effet de ne pas céder à la tentation de ne pas se laisser enfermer dans son avoir, bâtir sa vie sur le savoir et le paraître, au lieu de la fonder sur une seule valeur essentielle, l’amour . « Là où es ton trésor, là es ton cœur ». Nul ne peut se déclarer propriétaire de ses biens devant Dieu ; il est gérant de son avoir au nom de Dieu et responsable du bien commun. La conversion d’une vie de riche vient du cœur. Il ne s’agit point de se mettre dans la gêne, écrivait Paul ( ) mais que celui qui a plus partage avec celui qui a moins, Ainsi régnera l’égalité.
L’exigence de l’évangile pour les riches est donc de se faire un cœur de pauvre, tout orienté vers l’autre et n’ayant de raison d’être que l’autre. Seul l’esprit de l’Évangile et l’exemple de Jésus pourront permettre de rebâtir ce monde dans lequel le libéralisme économique fait chaque jour de plus en plus de ravages, jetant toute richesse de quelque nature que ce soit dans les mains d’un groupe minoritaire. Ainsi les riches sont-il appelés à devenir les collaborateurs actifs de Dieu, tendus vers l’accomplissement de son dessein d’amour fraternel de justice, et de paix.
Madeleine Delbrel a écrit un petit texte d’une réelle beauté sur le sujet : « Être pauvre, ce n’est pas intéressant. Tous les pauvres sont bien de cet avis. Ce qui est intéressant, c’est de posséder le Royaume de Cieux, mais seuls le pauvres le possèdent. Aussi ne pensez pas que notre joie soit de passer nos jours à vider nos mains, nos têtes et nos cœurs. Notre joie est de passer nos jours à creuser la place pour la Royaume des Cieux. Il est inouï de savoir si proche, de savoir Dieu si près de nous, de savoir son amour possible, tellement en nous et avec nous, et de ne pas lui ouvrir cette porte unique et simple de la pauvreté en esprit. ».