Entretiens avec Charles Ehlinger
es longues heures d’entretien que le Père Jacques Sommet m’a accordées représentent une expérience et un souvenir d’une grande richesse. C’est avec émotion et gratitude que j’évoque la rencontre et l’amitié de cet homme si attachant. Ceux qui ont le bonheur de le fréquenter le savent, il vous met tout à fait à l’aise par son accueil toujours fraternel et souriant alors même que vous êtes saisi par sa vigueur intellectuelle ou sa qualité spirituelle.
Dans ces échanges, le Père Sommet est toujours resté très modeste sur lui-même, mais communicatif pour partager une pensée, une conviction. Evénements, réflexion, témoignage constituent ensemble la qualité de cette existence à tout moment. S’il consent à quelques confidences sur s vie, c’est pour mieux faire sentir les problèmes d’une époque ou pour s’étonner avec vous du prix et des enjeux de toute vie d’homme.
L’itinéraire de Jacques Sommes se partage en trois périodes principales : le temps des appels, c’est-à-dire les années de la jeunesse et de la formation, le temps de l’épreuve, je veux parler de l’expérience bouleversante de Dachau, enfin le temps des activités et responsabilités dans la Compagnie.
P 287 – Passion et espérance
Ce Jésus, premier né de toute créature, révélation même de Dieu, Dieu lui-même, Dieu humainement, est-il encore un frère ? N’est-il pas tellement du coté de la manifestation de Dieu, fût-elle la plus humaine possible, qu’il n’est plus tellement du coté de l’expérience humaine ?
Pour moi, il est la révélation d’une fraternité sans limite. Il m’importe beaucoup de le reconnaître comme frère. Il a pu y avoir quelquefois, y compris dans la théologie de la libération, une « apologie du dernier », au point qu’il soit le premier et le seul. Le Père de Foucault disait fort justement que lui ne pouvait pas être le dernier puisque Jésus avait pris la dernière place. Jésus est le dernier, il se met à la place. C’est lui qui perce le mur des résistances et de l’ignominie. Mais, il le fait sans qu’il y ait une relativisation quelconque de la dignité, de la grandeur de l’homme qui n’est pas dans cette situation de puissance. C’est tout autre chose que de faire simplement comme si le dernier ou le plus pauvre devenait Jésus-Christ lui-même. Jésus Christ ne se passe de ce dernier-là, c’est clair. Mais il est présent aussi, quand il parle comme ayant autorité. C’est-à-dire qu’il exprime quelque chose qui est une lumière pour tous ceux qu’il rencontre, quels qu’ils soient.
Quand Jésus dit des paroles de miséricorde à la pécheresse, il ne prend pas seulement partir pour elle en ce qu’elle est la dernière ; en même temps il prend en charge sa dignité de femme dans la dimension positive. Jésus est le témoin de l’un et de l’autre. C’est en cela que je le trouve frère. Je dirais volontiers que Jésus me révèle la fraternité, la fraternité sans faille, pas une fraternité qui consiste à être avec l’un contre les autres nécessairement. C’est difficile à formuler. Toujours est-il que dans l’importance que je reconnais à Jésus Dieu, Dieu m’est donné comme infiniment frère. […]
Si l’on nous a vraiment dépouillés de tout, si à l’extrême de la souffrance s’est ajoutée l’extrémité du mépris, si l’on a tout fait pour nous déshonorer, et si nous avons gardé notre liberté d’homme, et cette honneur du dedans « plus dur » et plus résistant que tout, alors, pourvu que nous soyons restés simples, et purs de toute idolâtrie d’orgueil – alors, que nous soyons chrétiens ou non, tout chrétien devra dire que nous participons à son mystère : à la ressemblance et à la grâce de son Christ. Et, de fait, si nous réfléchissons notre acte, nous y sentirions, je croire une valeur qui dépasse toutes les valeurs qui passent – et comme une obscure espérance.
Cependant, cela ne serait pas encore la participation au sacerdoce du Christ et à son sacrifice, et la préparation directe d’aujourd’hui. Il y a autre chose qui est d’un autre ordre et uniquement chrétien. Il ne faut plus ici nomme seulement l’honneur, mais son frère aîné, l’amour. Sommes-nous jamais sûrs d’être vraiment sincères et d’aimer vraiment Dieu ?
p. 291 – Le sens d’un sourire
Est-ce là le secret du sourire serein de Jacques Sommet ? On n’a pas le sentiment qu’il soit accablé et j’imagine mal qu’il le soit en secret, que son sourire inaltérable soit un trompe-l’œil.
Mort où est ta victoire ! Non, je ne vis pas dans l’angoisse. Cela ne signifie pas que je vive d’une façon aussi souriante que j’en ai l’air. A beaucoup de ceux avec qui je vis, les difficultés, la crise d’aujourd’hui paraissent immenses. Je ne suis pas sur le même registre. Je ne suis pas porté à désespérer des choses ou des gens. L’expérience des camps ne m’a pas poussé à désespérer, même si l’espoir est souvent compromis. Ce qui domine pour moi, de ce point de vue, au-delà du fait d’être souriant ou non, c’est la question de l’espérance à long terme. Le drame de ma faiblesse et de celle des hommes me met dans une situation humiliée plutôt qu’angoissante. La misère du monde n’est pas rien à porter certes, mais elle est portée par ceux qui ont donné leur vie pour nous en sauver et rendre possibles les avenirs. A travers quoi le surgissement gratuit des initiatives de Dieu dans les hommes n’est jamais absent.
Je rencontre parfois des réalités difficiles et quotidiennes. J’ai perdu trois amis en trois mois. D’autres, comme une jeune mère de famille, sont atteints de cancers sans espoir. Que veut dire alors sourire ? Je ne dis pas que je ne souris pas quand je rencontre les gens, même ceux qui sont dans l’épreuve. Mais, qu’est-ce ? Jésus-Christ ne souriait pas. Le sourire est un peu la manifestation de ce que j’ai di bien simplement : avec cette personne que je rencontre, avec cette personne qui agonise même, nous sommes intérieurs à une promesse.
Mon sourire dit plutôt que je suis dans une situation de faiblesse personnelle et de promesse qui m’enveloppe. Ce sourire est – c’est un peu ridicule de dire les choses ainsi – la blessure positive de l’espérance par rapport à ce que je suis. Il peut avoir l’air un peu convenu ou un peu fabriqué ; j’espère que non ; mais il est le signe que moi je ne suis que moi, et aussi que quelque chose nous habite, celui qui est en face et, qui s’appelle promesse. Et puis il y a, il faut que je le dise bien simplement, ce souvenir réel et révélateur à la fois, très fort pour moi ; je me vois encore rentrant de Dachau et me retrouvant dans la rue ici dans ce quartier, voyant les quartiers de Paris et me disant : « je retrouve Paris ressuscité, je veux dire au-delà de la mort ! ». C’est comme le sentiment d’avoir passé par la mort. Des amis m’ont dit quelquefois : « vous êtes déjà mort ! ». Un don reçu dépasse, dans les choses périssables, leur matière passagère !
J’ai l’impression que rien ni personne ne pourra plus vraiment faire peur au Père Sommet !
Je n’ose entendre ce propos. SI quelque chose en moi ressemble à cela c’est que je sais pouvoir toujours trouver un Autre plus courageux : du visage du Christ en agonie à la joie que des chrétiens et des hommes m’ont toujours apportée dans l’épreuve. La question est alors que je ne sois pas une sorte de sourire béat, mais que j’essaie de dire la conscience d’une promesse qui a été si fortement reçue à tels moments donnés. Malgré moi, il faut bien que je dise que, dans cet univers, j’ai connu la grâce, si la grâce est autre chose dans un lieu de mort que de mourir à l’espoir. Étant avec les derniers, je vois tout le cortège, devant moi, des hommes qui ont tout éprouvé, et souvent dans la force de la foi.