Née le 15 janvier dans une famille juive des Pays-Bas, elle vint poursuivre ses études universitaires à Amsterdam. Quand eurent lieu les premières rafles des Juifs par les nazis, elle décida de s’engager au service des internés dans le camp de « transit » de Westerbork. Internée à son tour, elle fut déportée à Auschwitz le 7 septembre 1943 et y mourut le 30 novembre. Son journal, écrit entre 1941 et 1943, est un extraordinaire témoignage sur sa vie intérieure durant ces années terribles. Bien que juive, Etty Hillesum avait comme livres de chevet les Confessions d’Augustin et la Bible, notamment le Nouveau Testament qu’elle citait souvent. Non chrétienne par le baptême, cette âme hors du commun vécut intensément les valeurs chrétiennes par son altruisme et son amour de Dieu.
Jeudi 17 septembre [1942] , 8 heures du matin. Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. J’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : « se recueillir en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ». Dans le journal de Tide, j’ai rencontré souvent cette phrase : « Prenez-le doucement dans vos bras, Père. » Et c’est bien mon sentiment perpétuel et constant : celui d’être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Tout se passe comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d’éternité, comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s’inscrivait sur un fond de grandeur, avait un sens profond. II m’écrivait dans une de ses premières lettres : « Et chaque fois que je peux dispenser autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux. »
II vaut certainement mieux que tu aies amené mon corps à crier « halte-là », mon Dieu. Je dois absolument retrouver la santé pour accomplir tout ce qui m’attend. Ou bien n’est-ce qu’une vision conventionnelle de plus ? Même un corps maladif n’empêchera pas l’esprit de continuer à fonctionner et à porter ses fruits. Ni de continuer à aimer, à être à l’écoute de soi-même, des autres, de la logique de cette vie, et de toi. Hineinhorchen, «écouter au-dedans », je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu.
Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’est là que mes difficultés commencent. Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d’enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d’infériorité, enfin tout le magasin des accessoires. Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j’en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience. Et je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le cœur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets Je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image assez peu raffinée.
Le soir, vers 10 heures et demie. Mon Dieu, donne-moi la paix, et la force de venir à bout de tout. Il y a tant à faire. Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie. La lumière s’éteint en ce moment dans le baraquement des hommes. Mais je rêve, c’est vrai qu’ils n’ont même pas de lumière ! Où es-tu donc allé ce soir, petit frère d’armes ? Je sens déferler parfois une vague de tristesse, de ne plus pouvoir ouvrir la porte de mon baraquement pour me retrouver sans transition devant la vaste lande. La porte ouverte, je fais un bout de chemin sur le terrain du camp et je n’ai pas longtemps à attendre avant de voir mon compagnon d’armes venir vers moi d’un côté ou d’un autre, le visage hâlé, une ride verticale, inquisitrice descendant entre ses yeux. Quand la nuit commence à tomber, j’entends dans le lointain les premières notes de la Cinquième de Beethoven.
Je voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage, pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés, les plus intenses et les plus riches de ma vie, et qui m’ont apporté la confirmation éclatante des valeurs les plus graves, les plus élevées de ma vie. J’ai appris à aimer Westerbork, et j’en ai la nostalgie. Lorsque je m’endormais là-bas sur mon étroit châlit, j’avais la nostalgie de ce bureau où j’écris en ce moment. Je te suis reconnaissante, mon Dieu, de me rendre la vie si belle, partout où je me trouve, que chaque endroit que je quitte m’emplit de nostalgie. Mais cela rend parfois la vie pesante et dure à porter. Tu vois, il est dix heures et demie passées, les lumières du baraquement s’éteignent, je crois qu’il est temps d’aller me coucher. « La malade doit mener une vie réglée », dit l’impressionnant certificat que l’on m’a délivré. Et je dois manger du riz, du miel et d’autres mets quasi légendaires.
Cela me fait penser tout à coup à cette femme dont les cheveux de neige encadraient le noble visage ovale ; elle avait un petit paquet de toasts dans sa musette. C’est tout ce qu’elle emportait de vivres pour son voyage en Pologne : elle suivait un régime très strict. Elle était extrêmement gentille et calme ; elle était grande et avait une silhouette de jeune fille. J’ai passé tout un après-midi avec elle, assise au soleil devant les baraquements de transit. Je lui ai donné un petit livre qui venait de la bibliothèque de Spier, Die Liebe, de Johanna Muller, cadeau dont elle parut très heureuse. A quelques jeunes filles qui étaient venues nous rejoindre, elle dit : « Attention, demain matin lorsque nous partirons, chacun d’entre nous n’aura pas le droit de pleurer plus de trois fois. » L’une des jeunes filles répondit : « On ne m’a pas encore distribué mon ticket de rationnement pour pleurer ! »
II est près de onze heures. Comme cette journée a passé vite ; Je crois que je vais tout de même me coucher. Demain, Tide mettra son petit tailleur gris clair et chantera Auf, auf mein Herz, mit Freude au parloir du cimetière. Pour la première fois de ma vie, je prendrai place dans une voiture à petits rideaux noirs. J’ai encore tant à écrire, des jours et des nuits. Donne-moi la patience, mon Dieu. Une patience d’un genre tout nouveau. Ce bureau m’est redevenu familier et l’arbre devant ma fenêtre n’a plus le tournis. En me permettant de me rasseoir à mon bureau, tu dois bien avoir une intention précise, en tout cas je ferai de mon mieux. Et maintenant, bonne nuit, pour de bon.
J’ai si peur que tu aies des moments difficiles, là-bas, Jopie, et je voudrais tant t’aider. Et je t’aiderai. Bonsoir !
Dimanche soir. Traduire en mots, en sons, en images.
Bien des gens sont encore pour moi de véritables hiéroglyphes, mais tout doucement j’apprends à les déchiffrer. Je ne connais rien de plus beau que de lire la vie en déchiffrant les êtres.
A Westerbork, j’avais l’impression d’avoir devant moi l’armature dénudée de la vie. Le squelette même de la vie, dépouillé de tout vêtement de chair. Je te remercie, mon Dieu, de m’apprendre à lire de mieux en mieux.
Je sais qu’il me faudra faire un choix. Un choix très difficile. Si je veux écrire, si je veux essayer de noter tout ce qui se presse en moi et demande toujours plus instamment à être exprimé, je devrai me retirer à l’écart des hommes bien plus encore que je ne le fais en ce moment. Alors je devrai fermer ma porte pour de bon et engager une lutte à la fois sanglante et salutaire avec une matière qui me paraît presque impossible à maîtriser. Je devrai me retirer d’une petite communauté pour pouvoir m’adresser ‘à une autre, plus vaste. Il ne s’agit peut-être même pas de s’adresser à une communauté. C’est l’urgence d’une impulsion purement poétique de matérialiser au moins une parcelle de ce trésor d’images que l’on porte en soi – enfin c’est une chose si élémentaire qu’on n’a même pas besoin, à vrai dire, d’expliquer ce que c’est. Je me demande parfois si je n’use pas ma vie jusqu’à la corde ; je vis, je jouis de la vie, je l’assume si complètement que je la consume jusqu’au bout, il ne reste plus rien. Et peut-être faut-il, pour pouvoir créer, disposer d’un reste, d’un résidu non consumé qui fasse naître une tension, stimulant indispensable à toute œuvre de création.
Je parle beaucoup, beaucoup aux gens ces derniers temps. Pour l’instant, je parle d’une façon beaucoup plus imagée et incisive que je ne pourrais le faire en écrivant. Je me dis parfois que je ne devrais pas me disperser ainsi en vaines paroles, que je devrais me retirer en moi-même et suivre en silence, sur le papier, la voie de ma quête personnelle. Toute une part de moi-même désire cette retraite. Une autre ne peut encore s’y résoudre et se perd en paroles au milieu des hommes.