Quelles sont les fonctions et la signification de la musique et du chant dans la liturgie, particulièrement dans la liturgie des Heures ? Comment se vit la rencontre – si celle-ci se fait – entre musique et texte, chant et rite, chant, musique et Parole de Dieu ? Pour aborder ces questions et nous proposer quelques pistes de discernement pastoral, rien de moins qu’un évêque, pasteur et théologien, musicien et canoniste ! Mgr Paul-André DUROCHER, évêque du diocèse d’Alexandria-Cornwall, participait au groupe de travail responsable de l’édition du manuel de chant D’une même voix. CÉLÉBRER LES HEURES le remercie de sa collaboration !
MUSIQUE : FORCE ET PUISSANCE MYSTÉRIEUSES
Je ne cesse de m’émerveiller du pouvoir de la musique et du chant sur mon esprit. Je ne parle pas de ce fond sonore qui accompagne inévitablement nos journées dans ce monde moderne : musiques d’ascenseur et de messages publicitaires, radios populaires des bureaux de dentistes et des restaurants. Ce fond sonore ne sert souvent qu’à masquer les bruits indésirables et les solitudes insupportables. Même le grand Jean Sébastien a dû composer des pièces instrumentales n’ayant d’autre but que d’accompagner le repas du prince…
Je veux plutôt parler de ces musiques, de ces chants qui hantent l’esprit, qui rejoignent les profondeurs de l’âme, qui réussissent à exprimer ce qui, en nous, cherche à s’exprimer sans même que nous en soyons toujours conscients. Je me souviens d’un jour d’examen en théologie. Le stress de la période d’étude, l’impassibilité de mon examinateur, mon incertitude quant au résultat, tout concordait à créer en moi un sentiment d’angoisse que j’avais du mal à surmonter. Ce soir-là, je me rends au concert : la quatrième symphonie de Mahler. Comment cette musique a agi sur moi, je ne sais. Je puis seulement vous affirmer qu’en sortant de la salle de concert je me suis dit : « Ah ! Je crois toujours en Dieu ! »
Vous avez certainement connu de ces moments où un chant, une musique vous ont transportés, élevés. Vous avez fait l’expérience de la puissance de cet art qui peut à la fois consoler et déranger, faire sourire et pleurer, sortir de soi-même et plonger au plus profond de soi dans la contemplation. Certes, toutes les musiques et toutes les prestations n’atteignent pas ces sommets ou ces profondeurs. Parfois, cela dépend de l’artiste, parfois de nous, qui sait ? Mais nous connaissons la puissance qui sommeille dans ces portées bourrées de notes et de symboles.
Pourtant, ce ne sont que des vibrations dans l’air, des ondes où joue la compression, qui peuvent s’analyser selon leur fréquence, leur forme, leur amplitude. Ce ne sont que des bruits. D’où vient que ces vibrations, ces bruits, peuvent avoir un tel effet lorsqu’ils frappent nos tympans et produisent en notre corps de minuscules effets électrochimiques ? Voilà ce qui m’étonne : la puissance de ces sons sur mon esprit.
MUSIQUE ET INCARNATION
Serons-nous surpris si la liturgie fait appel à cet art si efficace ? L’esprit humain cherche à s’ouvrir à l’Esprit divin, en faisant appel à tout le potentiel du créé. Certains prétendent qu’il faut quitter ce monde physique pour s’élever vers le spirituel. Pourtant, les deux mystères chrétiens de la création et de l’incarnation nous invitent à ne pas souscrire à une telle croyance. L’âme n’habite pas le corps à la façon d’un prisonnier sa prison, malgré ce qu’en dit le Livre de la Sagesse (9, 15 ; cf. Lettre à Diognète 5-6). En Jésus, nous découvrons Dieu fait homme, et tout le créé peut alors s’ouvrir sur le divin. La liturgie est un banquet pour les sens : l’architecture pour les yeux, l’encens pour le nez, l’eau et l’huile pour la peau, le pain et le vin pour la bouche, la parole et la musique pour les oreilles.
MUSIQUE ET PAROLE
Mais un de ces éléments l’emporte sur tous les autres : la parole. Selon le poème de la Genèse (1, 1 – 2, 4a), Dieu créa le monde par sa parole. Pour l’Évangile selon saint Jean (1, 14),cette même parole s’est incarnée. Dans le dynamisme de cette Parole au cœur des événements du salut ont jailli la communauté – l’Église – et les textes qu’elle s’est donnés – la Bible. Ainsi, cette Parole continue à labourer les événements de l’histoire humaine jusqu’à son accomplissement en Dieu. L’Évangile continue encore à être proclamé lorsqu’on lit les évangiles, textes fondateurs et normatifs pour l’Église à travers les âges.
Cette priorité de la parole se reflète dans les rituels liturgiques, car c’est toujours la parole qui oriente et donne sens aux gestes que nous y posons. La théologie classique enseigne que tout sacrement est composé d’une matière et d’une forme : quelque chose de créé – la matière – qui est, pour ainsi dire, façonné selon le sens d’une parole – la forme. Sans cette parole, nos rituels seraient seulement des célébrations panthéistes, des scènes de théâtre où chacun, chacune projetteraient ses propres sentiments ou attitudes subjectives et individuelles. La parole, dans le rituel, nous arrache à nos solitudes pour nous fonder dans une communauté de foi, d’espérance et d’amour. La parole, dans le rituel, arrache le créé à sa neutralité pour en faire une expression, une médiation de grâce et de présence.
On comprendra alors que, dans la liturgie, la puissance innée de l’art musical soit appelée à se déployer au service de cette parole. Ici, la musique doit se faire humble, servante. Il existe une déformation liturgique où la musique prend tant de place dans le rituel et la prière de l’assemblée qu’elle fait obstacle à la rencontre de celui qui vient nous visiter. On sortira d’une telle célébration enchanté par la musique, envoûté par sa beauté… mais inchangé, indifférent même à la rencontre avec le Dieu de Jésus Christ. La musique en liturgie devrait plutôt nous ouvrir à la Parole, la déployer, la faire descendre en nos esprits et nos cœurs.
Comment la musique accomplit-elle sa tâche ? Elle l’accomplit d’abord en nous faisant « dire » cette parole. Par le chant commun, les textes deviennent nôtres. Chaque membre de l’assemblée « dit » la parole en la chantant. Ce n’est plus la parole d’un autre : c’est maintenant ma parole. Je deviens sujet plénier de l’acte liturgique puisque je m’y engage en « disant » la parole que le chant m’invite à proclamer. Je ne suis plus spectateur mais acteur. L’action rituelle passe par moi, elle passe en moi. Et je « dis » la parole à l’unisson avec chaque autre membre de cette assemblée. Cette parole « dite » par tous à l’unisson, grâce au chant commun, favorise alors l’union des esprits et des cœurs.
La récitation d’un psaume en groupe dégénère facilement en compétition où l’un essaie d’imposer sa vitesse à l’autre, où les pauses sont escamotées, où chacun arrive au terme de la phrase en son propre temps. La psalmodie du même psaume par le même groupe produit un tout autre effet. La musique impose son propre rythme, sa propre vitesse ; les mots s’articulent simultanément ; la respiration prend le temps qu’il faut ; et l’harmonie s’établit dans le groupe.
MUSIQUE, CHANT ET ASSEMBLÉE
Le chant me pousse à quitter la carapace de mon individualité pour aller à la rencontre des autres et former ainsi une communauté célébrante. Mais ce n’est pas n’importe quelle communauté. C’est ici qu’intervient la priorité de la parole. Nous ne sommes pas des habitués de taverne qui chantent des chansons à boire, ni des partisans sportifs qui chantent des chansons de stade ou d’aréna, ni même une nation ou une minorité ethnique chantant des airs patriotiques ou folkloriques ! Le chant liturgique nous présente toujours des textes, sinon bibliques, du moins inspirés par la Bible. Et par ce chant, nous sommes façonnés comme assemblée chrétienne, peuple de Dieu, communauté croyante et célébrante.
Plus la musique porte et exprime les textes liturgiques, plus elle permet à toute l’assemblée d’être ainsi façonnée. Par contre, plus la musique éloigne du sens des textes et centre l’attention affective de la communauté sur elle-même, moins elle lui permet d’advenir à sa propre nature, moins elle la porte à la prière. Cela se vérifie dans de nombreux cas où des textes liturgiques ont été mis en musique sans égard pour le sens du texte ou du contexte dans lequel il doit être chanté (je pense à l’Agneau de Dieu chanté sur l’air d’Edelweiss…) Cela est d’autant plus vrai, malheureusement, là où les textes utilisés sont pauvres dans leurs références et contenus bibliques. Et que dire des chants populaires utilisés dans des célébrations de mariages et de funérailles : ils rassemblent peut-être une communauté, mais sans l’orienter vers le Dieu de Jésus Christ. La musique, alors, fait écran au mystère !
MUSIQUE ET LITURGIE DES HEURES
La liturgie des Heures, dans sa mise en œuvre, évite plusieurs de ces problèmes justement parce que ceux et celles qui la fréquentent s’en tiennent généralement aux textes proposés par le rituel : psaumes, cantiques et textes tirés de la Bible ; hymnes, versets et tropaires inspirés par la Bible ; prières et oraisons jaillissant de la méditation de la Bible. Il s’agit donc de trouver la musique qui se mariera au texte et permettra de l’intérioriser.
Quelle joie lorsqu’on la trouve, cette musique ! Elle n’est pas simple décoration, ornement choisi pour parer la liturgie et la rendre plus solennelle. Au contraire, elle joue un rôle sinon essentiel (car le chant n’est pas nécessaire à la liturgie), du moins de grande importance : elle favorise la communion des cœurs et l’épanouissement de la parole dans ces cœurs.
MUSIQUE, CHANT ET LITURGIE : AU SERVICE DE LA RENCONTRE
Ces quelques propos invitent à un discernement pastoral. Il faudrait prendre le temps d’évaluer nos célébrations et le rôle qu’y joue la musique afin de pouvoir répondre à ce genre de question : le chant favorise-t-il la compréhension du texte, sa pénétration, son intériorisation ? Le chant aide-t-il à créer l’harmonie des cœurs et la cohésion de l’assemblée ? La musique attire-t-elle trop l’attention sur elle-même (parce qu’elle est trop chargée affectivement par rapport au texte, parce qu’elle n’est pas assez bien interprétée, parce qu’elle n’est pas au service de la parole) ? Quel est le juste rôle d’une chorale ? Quand et pourquoi peut-on avoir recours à la musique instrumentale, à l’orgue comme instrument solo ?
La musique est puissante. Elle demande d’être maniée avec soin, avec humilité, avec discernement. Mais elle est trop puissante pour être ignorée et ne pas servir à la plus grande gloire de Dieu. Jésus a chanté les psaumes avec ses disciples (Matthieu 26, 30) : nous faut-il plus d’encouragement pour chanter en Église ?
(paru dans Célébrer les Heures no 34, été 2002)
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