L’ombre de la nuit se faufile, légère et délicate comme un voile de mariée. Elle se dépose sur les épaules de la ville. Le lampadaire s’allume comme pour la saluer. Veut-il m’annoncer la fête des retrouvailles familiales ou simplement m’inviter à veiller pour déposer calmement les oeuvres du jour?
Le soir est venu. Les hommes et les femmes rentrent à la maison après la dispersion du jour. Fini le travail. Fini les lourdes occupations et les entreprises à grand rendement. L’essentiel peut maintenant revenir à la surface. Pourquoi ai-je travaillé aujourd’hui? Derrière les préoccupations qui m’ont tenu en haleine, quelle soif a mobilisé mes énergies, quel désir m’a gardé en tension? Et pourquoi je rentre à la maison? Pourquoi ai-je accéléré le pas tout à coup en pensant à l’autre, aux autres qui nouent avec moi les fils du bonheur?
Le soir se tient là au sommet du temps. C’est l’heure des noces d’un jour qui s’arrête de courir et songe à dormir. Des noces… car le soir marie. Il marie les choses et les êtres. Il marie les événements qui ont ponctué la journée. Il marie les désirs, ceux du corps comme ceux de l’esprit. Il marie les silences et les paroles. Il marie nos amours trop longtemps délaissées puisque le matin, déjà lointain, nous a séparés.
Mariage. Alliance. Communion. L’heure est aux rapprochements. Rapprochements des faits et gestes qui ont créé l’histoire de ce jour. Rapprochements aussi de nos amitiés et de nos amours. De nos haines aussi, malheureusement. Les beautés et les élans du jour sont partagés. Les douleurs confiées. Nous tissons ensemble la toile de la vie. Les confidences viendront parfois se glisser entre deux regards, deux sourires, un frémissement. À cause du soir, demain sera plus enjoué ou plus triste. Les bonheurs du soir m’auront envahi et me demeureront présents. Les souffrances et les conflits auront creusé dans ma peau une blessure plus vive.
Le soir récapitule. Le soir recueille nos récits pour une faire une gerbe. Nous confions à la boîte aux souvenirs ce qui a germé aujourd’hui. Nous faisons mémoire à la manière de la liturgie: le soir laisse émerger le sens au-delà des faits et des idées qui plongent dans l’étang de notre quotidien.
Le matin chantait l’hymne de la naissance. Le soir murmure le poème du mûrissement. C’est l’heure des harmonisations. La note est tenue comme en extase. Le silence suspend l’étonnement. Si le matin, la lumière jaillissait, dynamique et jeune, le soir laisse se déployer une clarté plus intense, la braise d’un feu que nous ne voudrions jamais éteindre. Au soir nous demandons une promesse: promets-nous que la nuit n’éteindra pas la flamme qui a donné sa lumière au jour. Que le temps reste fidèle à l’histoire qui s’écrit chaque jour sur les pages de son cahier. Nous voulons retenir les mots et les images qui sont apparus d’heure en heure. Nous voulons surtout que rien ne s’effrite des élans du coeur et des alliances que nous avons formées aujourd’hui.
Au bout du soir, la nuit nous prendra sous son aile. Nos rêves décanteront ce que nous venons d’étaler devant nous au terme de cette journée. Décanter et bonifier, je l’espère bien.