Face à face
Jésus s’en alla au Mont des Oliviers. Mais, dès l’aurore, il parut à nouveau dans le Temple et tout le peuple venait à lui. Il s’assit donc et se mit à les enseigner. Les scribes et les Parisiens lui amenèrent alors une femme surprise en adultère et, la plaçant bien en vue, disent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse nous a prescrit dans la Loi de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ? » Ils disaient cela pour lui tendre un piège afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à écrire avec son doigt sur le sol. Comme ils insistaient, il se redressa et leur dit : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Et se baissant à nouveau, il se remit à écrire sur le sol. À ces mots, ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus vieux; et Jésus resta seul avec la femme qui était toujours là. Alors, se redressant, il lui dit : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? » – « Personne, Seigneur, répondit-elle. » – « Moi non plus, lui dit Jésus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus ».
Commentaire :
Tu n’es pas un juge qui condamne mais un Sauveur » réfléchissait Narek (Livre de prières). Deux vérités ressortent de ce face à face entre la misère humaine et la miséricorde divine : la venue de Jésus ne condamne personne, mais juge ceux qui s’obstinent à marcher dans les ténèbres et rejettent la tendresse du Père ; la miséricorde divine est au centre de l’histoire du salut. La réflexion des dimanches précédents sur la miséricorde divine se prolonge donc en ce jour, mais cette fois en nous mettant en cause. (Jn 3 : 16-21)
Jean est-il bien l’auteur de cet épisode. Il semble, au dire des exégètes, que le passage de Jean (7 : 53 à 8 : 11) ne faisait pas partie du texte johannique dans sa version originale. Il conviendrait davantage d’en attribuer la rédaction à saint Luc, « évangéliste de la miséricorde ». C’est son style, son vocabulaire et l’un de ses objectifs. Il demeure toutefois que la négation de l’authenticité johannique de ce passage ne lui enlève aucune autorité et historicité. Deux parties constituent le récit : la réponse de Jésus aux délateurs, ses adversaires juifs soucieux de le prendre en faute, et le pardon accordé à la femme dénoncée. La préoccupation des ennemis de Jésus soucieux de le prendre en faute pour le faire condamner était de faire éclater l’opposition entre Jésus et la Loi de Moïse. Tel était également leur objectif lorsqu’ils accusèrent Jésus d’une guérison le jour du sabbat ou le questionnèrent sur l’obligation de payer le tribut à César. L’évangéliste a ici le génie de transformer l’insidieuse question posée à Jésus, « Et toi qu’en dis-tu ? » en une démonstration de sa thèse fondamentale : la miséricorde du Seigneur. Mais pourquoi ce texte s’est-il finalement retrouvé dans l’évangile de Jean ? On y voit un Jésus si bien décrit à travers cet œuvre : un être à la fois calme et majestueux. L’affrontement de la pécheresse et de Jésus est également d’une beauté dramatique incomparable : le face à face entre la misère et la miséricorde. Même si la justice de Jésus ne minimise point la faute, sa miséricorde prend une ampleur incommensurable.
Le prélude à l’action présentée ici décrit le rythme d’un enseignement apostolique : le tout débute dans la prière, source de fécondité pour la prédication. Mais dans la foule, l’ennemi attend pour confondre Jésus, un groupe de scribes et de Pharisiens qui traînent avec eux une femme prise en délit d’adultère et déjà condamnée dans l’esprit de ces hommes de Loi. Ils veulent voir quel parti va prendre le Maître : celui de la Loi de Moïse ou de la miséricorde. La Loi frappait de peine de mort le ou la coupable d’adultère ( Lc. 20 : 10 ). Si Jésus ne prend pas parti pour la Loi, on l’accusera de transgresser la sacro-sainte institution judaïque; si au contraire il tranche en faveur de la Loi, sa réputation et sa doctrine sur la miséricorde seront gravement compromises. L’auteur ne dissimule point les intentions perverses des accusateurs : « lui tendre un piège afin de pouvoir l’accuser ».
« Moi, je ne juge personne » avouera Jésus (8 : 15). Se penchant, il pose un geste évasif en feignant d’écrire sur le sol. Les témoignages contradictoires soucieux d’interpréter ce geste et voire même de lire en retrait les écritures demeurent de pures hypothèses. La littérature arabe rappelle qu’un geste identique signifie habituellement le désintéressement d’une affaire. La réponse de Jésus sera dans la ligne de la Loi : « Que le témoin soit le premier à lapider le coupable » (Dt. 13 : 9-10). Derrière la lettre, il y a l’esprit de la Loi. Jésus déplace le problème pour le porter au plan de la conscience des accusateurs, « tribunal de chacun », pour reprendre l’expression de Riccioti (Vie de Jésus Christ). Jésus met en relief la nécessité pour chacun de veiller à l’intention qui le pousse à agir. Cet appel à la conscience résume bien la doctrine de Jésus (Mt. 7 : 1-15) Il base son plaidoyer sur la Loi qui en appelle à la responsabilité du témoin, et ce faisant, il fait découvrir des dimensions nouvelles de la Loi. L’amour du prochain comme soi-même n’empêche pas de voir la gravité de la faute d’autrui, mais exige qu’on le traite avec justice, à condition cependant de mettre avant tout de l’ordre dans sa propre conscience.
Misera et misericordia : tout est résumé dans ce face à face, non seulement le sens de l’épìsode mais aussi la raison d’être de la mission de Jésus en ce monde : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » ( Rom. 11 : 32). « Personne ne t’a condamnée, moi non plus je ne te condamne pas ». Ce qu’il a réussi dans le monde des témoins, Jésus doit maintenant le vivre à la face du monde. Tel est le sens profond de la demande du Pater : « Remets-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent ». Sans dénuer la gravité de la faute, Jésus pardonne et adresse à la femme l’avertissement : « Va et désormais ne pèche plus ! » La générosité du pardon divin doit amener une résolution qui engage l’avenir : pardonne-nous comme nous pardonnons.