L’Internet m’apporte un grand bonheur en provenance d’Italie. Renata et Jeff m’annoncent qu’ils vont devenir maman et papa. Le père jubile. Son courriel se déploie comme le spectacle d’un clown amusant et amusé. Un homme heureux, ça déconne parfois dans toutes les directions.
Jeff lance des noms pour un garçon et des noms pour une fille. C’est instinctif: quelqu’un peut-il être quelqu’un quand il n’a pas de nom? Vite, il faut dire mieux que «la chose»! Ce tout petit être à peine gros comme un pois, c’est déjà quelqu’un pour qui on cherche un nom.
Un nom, c’est une carte d’identité. Presqu’un code génétique. Le vôtre vous colle à la peau au moins autant que vos mèches de cheveux ou la couleur de vos yeux. Vous le portez depuis votre naissance, et vous le portez mieux que le manteau qui vous fait le mieux. Votre nom, c’est vous. À tel point que vous êtes surpris, parfois agacé, quand vous rencontrez pour la première fois quelqu’un qui porte le même nom que vous. Ou bien vous refusez de le reconnaître… comme s’il vous volait votre identité. Ou bien vous cherchez une parenté, un air, un tic, une connivence… comme si l’autre était votre jumeau.
Un nom, c’est l’autre, c’est sa chair, son esprit, son coeur. Je me souviens d’une grand-maman qui ne supportait pas le nom «Alice». Son fils a osé le donner à sa fille. Et ipso facto, «Alice» est devenu un des plus beaux noms du monde. Vous pouvez vous appeler Nabuchodonosor; quelqu’un quelque part sera heureux de prononcer ce nom parce qu’il vous aime. Tous les sons, toutes les lettres et les syllabes deviennent une douce musique si vous les accolez à vos chéris, à vos amours.
Appeler quelqu’un par son nom, c’est créer un lien, c’est se rapprocher de lui. C’est reconnaître cette personne dans le paysage de votre existence. Vous lui accordez une place. Il devient quelqu’un pour vous, devant vous, près de vous. Prononcez son nom avec émotion, et on dira que vous aimez cette personne. Dites-le avec indifférence, comme on prend les présences dans une assemblée électorale, l’autre apparaîtra comme un numéro plutôt qu’un nom, une simple mention dans une liste. Un nom anonyme, si on peut dire!
Jeff et Renata vont donner un nom à leur poupon. Donner un nom! Qui peut le faire sinon quelqu’un qui a une autorité sur cet être humain. Donner un nom, c’est avoir le pouvoir de faire exister, d’inscrire dans une société. Le pouvoir de mettre au monde au sens le plus littéral qui soit.
Dans certaines régions du monde où l’esclavage était en vigueur autrefois, beaucoup de gens ont un prénom (souvent féminin) comme nom de famille. Les propriétaires d’esclaves ne donnaient pas de nom de famille à leurs esclaves, seulement le prénom de la mère pour les reconnaître quand ils voulaient s’adresser à eux. Les maîtres avaient compris qu’on peut mater les humains en leur refusant une identité, en leur refusant un nom.
Les juifs – ceux de la Bible et leurs descendants – ne prononcent jamais le nom de Dieu. Prononcer le nom de Dieu, avouer le connaître, c’est presque proclamer qu’on le possède, qu’on en est maître.
Jésus de Nazareth a osé appeler Dieu «papa», «père». Et du coup, ses disciples ont osé à leur tour. Pas par manque de respect. Parce que Jésus de Nazareth nous a introduits dans le secret de Dieu, dans son intimité. Non seulement l’amitié avec Dieu nous permet de le tutoyer, mais cette même amitié nous autorise à l’appeler par son nom, lui qui déjà garde notre nom en lui comme un trésor précieux.
Jeff, Renata, quel que soit le nom que vous donnerez à votre trésor, merci de nous permettre de le prononcer dorénavant avec émotion