Aux deux auteurs du récent – et excellent ! – ouvrage Le catholicisme québécois (coll. « Diagnostic », Québec, Éditions de l’Institut de recherche sur la culture/Presses de l’Université Laval, 2000, 141 p.), CÉLÉBRER LES HEURES a demandé : que signifie la présence croissante de la spiritualité dans les discours sociaux ? Est-ce seulement une mode ? Que nous dit-elle de nous ? Nous les remercions de nous proposer ces pistes de réflexion.
La spiritualité, ou plutôt les spiritualités, sont devenues une denrée à la mode dans les sociétés contemporaines. Corps et spiritualité, spiritualité du loisir, retrouver une spiritualité enrichissante¼ autant d’expressions indiquant la place toujours plus importante faite à la spiritualité. Il n’est d’ailleurs que de fureter dans une grande librairie, non pas nécessairement une libraire spécialisée, mais bien une librairie « grande surface », pour y trouver immanquablement une littérature, le plus souvent très contemporaine, sollicitant la lectrice ou le lecteur à s’aventurer dans l’expérience mystique et ésotérique, l’initier aux techniques de méditation ou aux voies de développement de la conscience.
Des questions surviennent immédiatement : pourquoi cette mode ? Pourquoi cette efflorescence des spiritualités dans le monde d’aujourd’hui ? Pour mieux comprendre ce phénomène, il nous faut regarder quelque peu la société contemporaine et aussi nous arrêter à réfléchir à la signification première de la spiritualité, à ses composantes et implications pour le sujet.
LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les sociétés modernes ou post-modernes (le Québec en fait partie) vivent plusieurs transformations majeures. À côté de découvertes et d’innovations remarquables et fort bénéfiques pour le citoyen – communications aussi bien de l’information que des transports, amélioration notable de l’espérance de vie, accroissement de la technologie dans tous les champs de vie –, qu’advient-il de la personne, du respect de la liberté, du sujet ? Or, qu’on le veuille ou non, une donnée première de notre existence humaine est la liberté, valeur fondamentale de l’agir humain. De quelle liberté s’agit-il ? Au tout début de sa prédication, se référant au prophète Isaïe, Jésus propose un projet de liberté, une liberté appuyée sur la promesse faite à nos ancêtres dans la foi et en humanité, promesse que cette liberté ordonnée à l’amour de l’autre nous conduira à une réelle stature d’homme ou de femme (Luc 4, 17-19).
Or notre société hyper-technicisée semble avoir oublié la personne dans ce qui la constitue telle. Elle propose à chacun des « satisfactions » : une multitude d’objets à consommer, prétendant que cette consommation donnera de plus de plus de sens au quotidien. Le sujet est alors inséré dans un marché du sens, à la manière des centres commerciaux dans lesquels il se promène et dont chaque vitrine le sollicite à qui mieux mieux. Nous habitons un monde où tout s’achète, où tout se vend. Mais alors, où trouver les repères pour orienter nos choix ? Que dire, que penser des pourquoi de nos options de vie, au-delà des « comment » développés à satiété ?
À cet égard, l’Église du Québec ne fait pas exception, ou si peu. Quelle place a-t-elle fait et fait-elle maintenant à l’expérience croyante ? Ici se pose la question de la signification première de la spiritualité.
LA SPIRITUALITÉ, C’EST QUOI ?
L’Église québécoise n’a-t-elle pas trop privilégié l’institution, l’encadrement formel au détriment d’une éducation de l’expérience religieuse des sujets ? Qu’on le veuille ou non, l’expérience religieuse, la spiritualité qui en découle, est affaire d’intériorité plutôt que d’institution.
Aucun cheminement intérieur ne peut ignorer le risque qui lui est inhérent. Dans l’accueil et la profusion des spiritualités aussi bien sociales au sens large qu’ecclésiales, ce n’est cependant pas le risque comme tel qui fait peur. Ce qui fait peur et questionne, ce sont plutôt les contenus mis en scène. Les institutions sociales et ecclésiales ne peuvent être qu’inquiètes face à ces contenus qu’elles contrôlent mal, qui s’inspirent de sources multiples, se nourrissent d’expériences étonnantes et mènent souvent bien loin des traditions les mieux avérées.
Une expérience – spirituelle ou autre – ne peut éviter de se confronter à l’Autre. Or cette confrontation prend des figures multiformes. Par dessus tout, l’Autre – son absence ou sa présence – fait surgir le risque. Un risque pris avec la vie, dont on ne sait jamais d’avance où il mènera. L’Autre, dans les autres que je rencontre et dans l’imaginaire du monde que je construis, introduit le risque de vivre, c’est-à-dire le pari qu’ensemble nous pouvons rendre le monde meilleur, inventer du sens. En définitive, dans ma rencontre de l’altérité, par le risque que je prends avec chacune de ses figures dans mon cheminement de sujet autonome, j’expérimente l’Autre, quel que soit le visage que je lui donne : Dieu, dans les traditions croyantes, l’Absent, le plus souvent, dans le monde contemporain. Je ne puis alors éviter le « combat » avec cet Autre. Il me fait vivre l’incertitude, il me mène à l’abandon.
Cette réalité, notre père dans la foi, Abraham, a eu à la vivre lui aussi. Il rencontre un Autre qui n’a pas de nom. Tout simplement, il en reconnaît la parole, les signes qui le renvoient à l’aventure humaine, sur la route, parmi les autres, les frères et sœurs avec lesquels il construira ses itinéraires. De même, Jacob combat-il avec l’ange. L’Autre « désinstalle ». Voilà le commencement de la spiritualité. Elle est avant tout une quête. Et en tant que quête, elle suppose dépossession, deuil, renoncement à l’illusion de toute-puissance pour accepter la relativité des cheminements humains, dans la relation aux autres.
Le sens n’est jamais donné. Il est marche, pèlerinage. Le sens est produit d’une construction sans cesse à reprendre, à continuer, indéfiniment. Dans sa totalité, il reste toujours insaisissable. Il se défile quand on croit l’avoir saisi, à moins que le sujet, endormi, ne s’abîme dans ses rêves, ou ne prenne ses lubies pour le réel. Le sens, pour rester vivant, appelle la spiritualité et ouvre à la foi. Une foi non pas vécue comme un avoir, une possession, encore moins une béquille protectrice, mais une foi vécue comme un acte, dans la marche, toujours risquée parce que, par définition, la marche est expérience du déséquilibre, risque d’avancer, pari sur l’à-venir. Dans Avoir ou Être, Éric Fromm résume fort bien, à sa façon, ces observations : « Il serait préférable de dire que l’on “est” en foi plutôt que l’on “a” la foi. »
On le comprendra facilement, dans la recherche d’une spiritualité « authentique », dans ce risque pris avec l’autre pour nous rapprocher quelque peu de l’Autre, nous ne sommes pas seuls. Si la spiritualité ne peut « supporter » l’encadrement, elle nécessite le compagnonnage, le partage du pain de la quête qu’évoque le mot même de compagnon : cum panem. L’Église ne peut qu’être compagne des quêtes humaines. Elle doit aujourd’hui retrouver les règles de l’accompagnement, dont la première qualité est la discrétion que suppose le respect de l’autre, dans les richesses de ses traditions les plus assurées. Elle aidera alors à proposer aux sujets en quête de sens, en recherche de spiritualité, de mettre du vin nouveau dans des outres renouvelées.
Pour prolonger la réflexion, nous vous proposons deux extraits de textes de Fernand Dumont :
« Oui, il fut un temps où nous avons beaucoup espéré un renouveau du christianisme au Québec grâce aux ébranlements de la Révolution tranquille. Nous avons été déçus. Avons-nous mieux réussi pour ce qui est de la souveraineté nationale ou du socialisme qui, eux aussi, ont soulevé tant d’enthousiasmes et d’engagements ? Il est vrai, par contre, que la foi nous remet en question tout autrement que la politique. Quand j’éprouve quelque désarroi devant le désert que traverse le christianisme contemporain, quand la solitude s’étend autour de la foi qui reste mienne, quand il arrive qu’on m’insulte à cause d’une fidélité qui se veut irréductible, je suis contraint de me répéter que la transcendance, c’est d’abord ce qui brise, ce qui ouvre, ce qui dépasse les conformismes et les systèmes pour projeter en avant, là où se vit le tragique de la condition humaine. Sa pauvreté finira bien par rendre de nouveau l’Église disponible à la quête spirituelle qui ne cesse de tourmenter l’humanité d’à présent.»
Fernand DUMONT, Récit d’une émigration. Mémoires, Montréal, Boréal, 1997, p. 179-180.
« Or il me semble qu’à ce niveau plus humble, il se produit un phénomène singulier. De partout, renaissent de vieilles pousses et en apparaissent de nouvelles. La recherche d’une identité chrétienne se poursuit mieux au ras du sol. Elle se dit mal au grand jour ; ce qui est peut-être sa meilleure garantie d’authenticité.
Des croyants se sont mis en retrait pour mieux s’interroger sur leur foi. Des prêtres et des laïcs sont saisis par la passion de recommencer. On observe le renouveau de paroisses où, grâce surtout à la présence de pasteurs et d’animateurs exceptionnels, la charité est vécue humblement, la foi est partagée dans la simplicité, l’attention aux plus démunis se dépouille de tout soupçon de rhétorique. Les statistiques sur la pratique religieuse n’y sont plus la préoccupation première ; pratiquants réguliers ou épisodiques, non pratiquants y travaillent côte à côte dans l’amitié. La morale est redevenue une noble recherche. Dans une foule bigarrée où on ne distingue pas toujours les bons insignes et les banderoles conventionnelles, on pressent la saveur de l’Évangile. Et on se reprend à lire, avec une émotion qui ne trompe pas, l’histoire du savant Nicodème, de Zachée le roué, du percepteur Mathieu, de la belle Samaritaine… L’Évangile s’est remis à circuler librement, sans trop de souci pour les frontières et les terrains accoutumés.
Les chrétiens se reconnaissent ainsi hommes et femmes parmi d’autres, affrontés aux mêmes défis, aux mêmes angoisses que quiconque. Les certitudes de surface étant menacées, les voici réduits à chercher leurs chemins dans la crise morale de notre temps, beaucoup plus lancinante que les crises politiques. Depuis qu’on les interroge si souvent sur leur foi, ils savent moins que jadis répondre par les formules appropriées ; mais ils sont convaincus que désormais il s’agit de leur vie. » Fernand DUMONT, Une foi partagée, collection « L’essentiel », Montréal, Bellarmin, 1996, p. 294-295.