Sur la tablette du haut de la grande armoire, tout au fond, presque cachée, une boîte de carton jauni. J’ouvre: dans un vieux papier de soie tout défraîchi, je découvre un ensemble de baptême. Il y a tout: la robe, le jupon, le manteau avec une petite mante, un grand châle, un bonnet, des bas, et beaucoup de rubans.
— C’est l’ensemble de ton baptême, dit ma mère en s’approchant! Tous mes enfants ont été baptisés dans cet ensemble. Ton père aussi. Et ses frères. Je pense que ton grand-père l’a porté.
Ma mère ne sait plus. Nous ne savons plus. Nous ne connaissons pas le nom de la couturière (C’est sûrement une femme, les couturiers étaient rares dans les temps passés!) L’origine de cet ensemble se perd dans la nuit des temps. Ces quelques vêtements viennent de partout et de nulle part. Ils sont nés hors mémoire. Au-delà de l’histoire. Un peu plus et j’oserais dire qu’ils viennent du ciel. Un ange les aurait déposés à la porte de la maison ancestrale, un matin d’été ou à la brunante d’un jour d’automne. De la part de Dieu.
Quelques heures après la naissance d’un enfant, on a habillé le petit dans ces beaux atours. Du papier d’emballage de luxe pour envelopper un cadeau inestimable de la nature et de Dieu. Des vêtements pas très confortables pour un être qui vivait autrement depuis neuf mois. Neuf mois, c’est assez long pour que le maison maternelle devienne familière, qu’on s’y habitue et qu’on n’imagine pas vivre autrement.
De père en fille, de mère en fils, nous avons porté cet ensemble de baptême. Premiers contacts avec une autre réalité. Premiers pas dans ce monde étrange des terriens hors-mère. Première distance du corps maternel, du chaud placenta.
Ce jour-là, nous avons commencé à prendre conscience de la distance, de la séparation. L’autre n’était pas encore un concept, une idée, mais il se dressait devant nous. Il devenait de moins en moins «un» et de plus en plus «plusieurs». Nous quittions la solitude pour émerger dans la foule humaine. Nous n’avions vécu que dedans; nous découvrions le dehors.
Que de nouveautés aux premières heures qui ont suivi notre naissance. Que de réalités insoupçonnées jusque-là, à peine perçues à fleur de peau, pas encore identifiées… Mais bien là pour y rester! Quelques laines en train déjà de se filer, quelques bouts de laine qui se tissent en forme de toile, en forme de vêtements pour dire plus que le corps qui les porte, pour laisser soupçonner le mystère qui habite cette chair frémissante, ce coeur battant, ce sang qui palpite.
À peine nés, nous avons été enveloppés dans un ensemble de baptême. Puis, on nous a entraînés à l’église. «Portés aux fonts baptismaux», comme on dit… Aux premières heures de la vie terrestre, nous sommes allés au devant de Dieu. Et curieusement, on nous a proposé de rencontrer le Tout-Autre comme le Tout-Proche. Nous venions à peine de découvrir la distance qu’on nous a proposé la proximité. Nous venions à peine d’entrer dans l’univers de la différence qu’on nous invitait à parcourir le long chemin de la communion.
La vie, c’est comme le vêtement. C’est fait de multiples différences qui nous identifient, qui font de nous des êtres uniques, exclusifs. Mais ces différences nous séduisent chez les autres, nous rapprochent, nous mettent en communion les uns avec les autres. Les uns près des autres, nous fabriquons des arcs-en-ciel qui relient les coeurs. Les multiples formes et couleurs de nos vêtements en suggèrent la beauté en se déployant pour le plaisir de nos yeux.
J’ai replacé soigneusement la robe de baptême, le manteau, le bonnet, les bas minuscules. J’ai couché les rubans les uns contre les autres. J’ai refermé le papier de soie et le couvert de la boîte comme on borde un enfant. Et j’ai fait un voeu: que toute la vie, ma vie, la vie des autres, deviennent perpétuelles naissances.