Je vais bientôt avoir 60 ans. Besoin de me poser, de me reposer, exigence de relire, relier, retrouver le lieu, tirer le fil rouge qui a conduit ma vie.
J’ai été professeur de musique en collège, animatrice en foyer de jeunes travailleurs et puis un rêve, couleur de songe a orienté mes vingt dernières années : j’ai rêvé que je faisais de la musique en prison et comme conduite par un appel impérieux, je me suis dit : « pourquoi pas ? »
Peu à peu, cela a pris forme et d’année en année, j’ai trouvé ma place dans ce milieu carcéral, d’abord comme professeur de musique, puis comme musico thérapeute et depuis 4 ans, je travaille avec les « odeurs » et les 5 sens avec de grands malades détenus dans un hôpital-prison à Fresnes.
On ne demeure pas dans ces lieux sans en être profondément transformée, laminée, purifiée par tout ce que j’ai vu et entendu. J’y ai perdu des illusions, « brûlée mes ailes », j’ai pleuré, souffert, côtoyé des souffrances intolérables, vécu mon impuissance, mes limites jusqu’à en être écrasée. Mais, j’ai aussi perçu des lueurs, des beautés intérieures, des merveilles de réconciliation, j’ai été témoin de renaissances, cadeaux inoubliables.
J’allais en ce lieu avec le désir d’aider, de porter la souffrance et annoncer par mon engagement la Bonne Nouvelle de l’Évangile. Puis, je me suis retrouvée muette, sans voix. Était-ce mon rôle ? Je rôle ? Je n’étais pas aumônier mais thérapeute. Alors, à quoi ça servait ?… Autant de questions qui m’ont habitée au long des premières années. Peu à peu, je n’ai plus cherché à apporter et j’ai été libérée de ce pouvoir. J’ai essayé d’être habitée en profondeur par celui qui m’envoyait en ces lieux et me gardait jour après jour. Je me suis trouvée confrontée à une humanité que j’avais du mal à voir en face, comme si je n’étais pas de ce monde. Il me fallait creuser, entrer, pénétrer, cultiver l’humus, le travailler et constater qu’en moi, se côtoyaient toutes ces contradictions. Il me fallait aller jusqu’à cette profondeur d’humanité pour ne plus condescendre, sentir une certaines supériorité. Être là, au milieu de ceux que je sentais si proches, traversant mes propres souffrances, écoutant sans jugement, capable de tout entendre et sentant la vie surgir en moi et en eux.
En fait, je n’ai eu à apporter la Bonne Nouvelle. Elle m’a été donnée. J’ai eu à l’accueillir de ceux que je rencontrais chaque jour. Et mystérieusement, les textes bibliques prenaient vie en moi. Ce que je lisais et méditais n’étais plus extérieur, ne se limitait pas à mon temps de prière silencieuse de chaque jour. Je recevais ces paroles, je les buvais, les dévorais. J’apprenais l’Évangile, je le lisais dans les rencontres quotidiennes et je découvrais que ces paroles me travaillaient. Souvent, je résistais, je n’osais pas crois qu’elles étaient si proches, si accessible. Je préférais un Dieu lointain qui ne me dérangeait pas. Dieu était-il donc si fragile qu’il s’offrait à moi défiguré, souffrant ? Il me fallait vivre l’angoisse, la peur, le risque, parfois la nuit totale pour que me soit donnée la Lumière fragile comme la flamme d’une bougie qui vacille.
Je me contenterai de vous raconter un récit évangélique dans son humanité.
« Un pharisien invite Jésus à manger avec lui. A ce moment-là, une femme de la ville arrive. C’est une prostituée. Elle se place derrière Jésus. Elle pleure. Elle se met à mouiller les pieds Jésus avec ses larmes.
Le pharisien dit : « cet homme n’est sûrement pas un prophète !. En effet, la femme qui la touche est une prostituée et il ne le sait pas.»
Jésus dit : « Ses nombreux pêchés sont pardonnées, c’est pour cela qu’elle a montré beaucoup d’amour ». Luc 7, 36-50.
Un jour, un détenu me demande de lui apporter une toile. Il veut me peindre le visage du Christ. Quand la peinture est terminée, il me propose de venir le voir dans sa cellule.
Quand j’entre, je vois sur tout un pan de mur, une série incroyable de femmes nues dans toutes inimaginables. Pudiquement, je détourne les yeux, un peu gênée et je cherche partout cette fameuse toile.
– « Tu ne vois pas le Christ » me dit-il
– « Non, mais où l’as-tu mis ?…. »
Il me le désigne, bien au centre de toutes ces femmes. Et moi, naïve et païenne de lui dire.
– « Pourquoi ne l’as-tu pas placée ailleurs ? »
– « Pourquoi veux-tu qu’elle soit autre part. Il était bien auprès de la femme prostituée. Il s’est même laissé toucher par elle. C’est sa place ici. »
– « Merci, c’est toi qui as raison. C’est là qu’il doit être. »
Pourquoi est-ce que je veux comme protéger le Christ, loin des réalités troublantes de ce monde, l’éloigner du mal et de la souffrance ?
Le soir en rentrant, j’ai vu qu’une grande lumière venait de m’être offerte et j’entendais autrement cette phrase : « les pécheurs et les prostituées vous précèdent dans le Royaume ».
Ce Christ qu’il m’a offert trône chez moi chargé de cette vie que je côtoie en prison.