Chaque année, aux grandes vacances d’été, j’ai le bonheur de passer quelque temps dans la maison où je suis né. La maison est vieille. Apparue dans la seconde moitié du 19e siècle, elle peut se glorifier d’avoir déjà connu trois siècles. C’est beaucoup pour une maison. Et elle s’en ressent. Son solage de vieilles pierres s’effrite de plus en plus. Ses murs résistent plus difficilement aux grands vents d’hiver et aux pluies abondantes et rageuses de l’automne. Le châssis de ses fenêtres auraient besoin de rafraîchissement.
Elle est mal en point, la vieille maison de mon enfance, mais je l’aime. C’est la maison familiale, presque l’ancestrale. Elle a connu plusieurs générations. Elle a abrité des grandes familles comme des petites. Elle pouvait se le permettre avec ses dix-sept pièces, des pièces spacieuses où il y a de la place pour jouer quand on ne peut pas courir dehors!
Quand une maison abrite une famille un certain temps, elle devient automatiquement une maison hantée! Oui, une maison hantée! Comme un grand livre de souvenirs, un album de photos. En la regardant, on finit par voir une maman qui berce son petit dernier ou un enfant qui joue avec une poupée. En l’écoutant, on finit par entendre les pleurs d’un bébé qui a faim ou le rire taquin d’un grand-père qui a gardé quelque chose de sa jeunesse, le crépitement du feu dans le poêle à bois et l’eau qui coule dans l’évier et le mécanisme de la chasse-d’eau qui se détracte… Dans un coin du salon, on devine l’aînée «convenablement» assise près de son prétendant. Au pied d’un lit de la chambre des garçons, une paire de patins encore essoufflés de la dernière partie de hockey.
Si vous avez habité cette maison, elle est encore plus hantée que les autres. Vous pouvez revivre l’histoire de la famille. Vous assistez au départ du plus vieux pendant que maman donne ses derniers conseils et qu’un plus jeune retient ses larmes. Vous sentez les bonnes odeurs de l’automne, les jours où le jardin se met en conserves ou devient des confitures. Sans oublier les drames: la mort de grand-maman, la tuberculose de ma tante Céline, la coqueluche et la rougeole qui viennent périodiquement après chaque naissance.
C’est presque toujours dans les maisons que l’on entend le nom de Dieu pour la première fois. Il est prononcé tôt le matin ou à la brunante, à la jointure du jour et de la nuit. Il revient sur les lèvres quand le paysage est grandiose. Il est murmuré comme une supplique quand les nuages sont bas et que les coeurs se serrent. C’est la voix de maman qui le prononce en bordant le lit de son enfant. C’est la voix de papa qui le reprend à table.
Le nom de Dieu prend de multiples harmoniques selon les contextes où il est entendu. Je le reçois délicatement quand je suis touché au plus profond de moi-même. Je suis porté à le confondre avec maman ou papa quand, enfant, je me sens en confiance ou en quête d’affection. Je voudrais ne pas l’entendre quand, adolescent, je résiste à tout ce qui m’est proposé. Je le retrouve, adulte, dans ma recherche de lumière, au soir d’angoisse, au midi plein de soleil ou au petit jour.
Dieu, dans la maison, est une longue litanie qui épouse l’histoire de chaque membre de la famille. Dieu de toutes les heures. Dieu de tous les jours. Dieu de toutes les histoires humaines.