Je vous souhaite, un jour, de visiter la maison de Caroline. Une petite merveille! Rien de luxueux, rien de surchargé, mais la beauté et l’originalité dans la simplicité. Trois fleurs sur un coin de table, untableau doux comme un ciel d’été, un rideau tout en dentelle pour laisser passer le soleil, une nappe aux couleurs vives…Et ainsi de suite, d’une pièce à l’autre, de tablette en tablette, d’armoire en armoire…
– Que voulez-vous, dit-elle: il m’est impossible de vivre et de travailler sans que la beauté m’environne. Ou du moins, quelque chose de la beauté que nous révèle la matière. J’aime la planche de bois à cause d’un noeud ou de la douceur du bois. J’adore davantage les marguerites quand elles reposent dans un vase que j’aime. J’aime les odeurs qui se dégagent dans la cuisine quand je popote. J’aime la musique des oiseaux pendant que je secoue la vadrouille ou les tapis. Cette beauté toute simple m’inspire.
Je ne peux alors réaliser mon travail sans y apporter une touche personnelle, sans laisser naître la créativité en moi et dans tout ce que je fais. Je ne peux pas faire le ménage de la maison sans chanter. Je ne peux pas cuisiner sans ajouter quelques fines herbes qui n’étaient pas prévues dans la recette. Je ne peux pas classer mes dossiers sans leur trouver un titre original. Tellement original parfois que je n’arrive plus à retrouver sous quelle rubrique je les ai classés. J’aime oublier une fleur entre les pages de mon dictionnaire. Ou ajouter des mots nouveaux dans la lettre que j’écris. La vie cache plein de mystères que seule la poésie permet de dévoiler. Je suis toute surprise parfois des trouvailles que je fais, des idées qui surgissent pendant que je besogne. Je ne pourrais pas être heureuse si mon travail était morne, banal, stéréotypé. Je ne pourrais pas y trouver de la joie s’il me fallait répéter les mêmes gestes, suivre les mêmes démarches, sans les transformer, sans les vivre comme si c’était la première fois.
Le bonheur de Caroline se nourrit à la créativité qui habite son travail. Pourrait-il en être autrement? Créé à l’image de Dieu, l’être humain ne peut pas vivre sans être créateur comme Dieu.
«Le drame de notre époque écrit Albert Camus, c’est que le travail, soumis entièrement à la production, a cessé d’être créateur. La société industrielle n’ouvrira les chemins de la civilisation qu’en redonnant au travailleur la dignité du créateur, c’est-à-dire en appliquant son intérêt et sa réflexion autant au travail lui-même qu’à son produit. La civilisation désormais nécessaire ne pourra pas séparer, dans les classes comme dans l’individu, le travailleur et le créateur.
«Toute création nie en elle-même le monde du maître et de l’esclave. La hideuse société de tyrans et d’esclaves où nous survivons ne trouvera sa mort et sa transfiguration qu’au niveau de la création.» (Cité par T. REY-MERMET, Croire, Limoges, Droguet et Ardant, 1981, tome I, p. 83.)
Pierre Ganne a écrit quelque chose de semblable:
« Lorsque la création cesse, dans n’importe quel secteur de l’activité humaine, les hommes dégénèrent en se déshumanisant. Ainsi le travail où n’intervient aucune possibilité créatrice n’est pas un travail humain. Si tout est imposé, si l’ouvrier n’a aucun pouvoir de décision ou de contrôle, s’il ne peut prendre aucune initiative, son travail est aliénant.» (La création, p. 19. Cité par T. REY-MERMET, Croire, Limoges, Droguet et Ardant, 1981, tome I, p. 83.)
Il nous faut donc redonner au travail ses lettres de noblesse et ainsi lui permettre de demeurer ou de devenir un lieu de créativité et de poésie. Quelqu’un a dit que la beauté sauvera le monde. Je le crois, en pensant entre autre à la beauté du travail.