Béatrice naquit à Tirlemont (Belgique actuelle) et dès l’âge de sept ans son père la plaça chez les « béguines » de Léau. Il l’en retira pour la confier aux cisterciennes de Blœmendael, abbaye qu’il venait de fonder. Ici Béatrice se prépara à la vie religieuse, qu’elle embrassa à l’âge de dix-sept ans. Elle devint, par la suite, prieure du monastère de Notre-Dame de Nazareth près de Lierre, où elle termina sa vie. Elle marque avec Hadewijch d’Anvers l’aurore littéraire de la mystique des Pays-Bas.
VI
En la sixième manière, lorsque la Fiancée de Notre-Seigneur est plus haut et plus avant dans la piété, elle éprouve encore une autre forme de l’amour avec connaissance plus intime et plus élevée.
Elle sent que l’amour a triomphé de ses défauts, qu’il domine ses sens, qu’il orne sa nature, qu’il dilate et exalte son être. Elle est maîtresse d’elle-même à présent et ne trouve plus de résistance, elle possède son cœur en toute sécurité pour agir librement ou reposer dans la fruition. Rien en cet état qui lui paraisse petit : tout est facile à faire ou à laisser, à souffrir ou à porter, de ce qui sied à l’amour, l’exercice de la charité ne lui coûte plus.
Elle éprouve alors une dévotion divine, une pureté limpide, une suavité spirituelle, une liberté fervente, un sage discernement, une douce égalité avec Notre-Seigneur et une science intime de Dieu.
Voyez : elle est pareille maintenant à une ménagère qui a réglé comme il sied sa maison, qui l’a sagement arrangée et bellement ordonnée, et bien garantie et prudemment gardée, qui prend et laisse ce qui lui convient, ouvre et ferme à son gré. Ainsi en est-il de cette âme : elle est amour et l’amour règne en elle, puissant et souverain, dans l’action ou le repos, dans ce qu’elle entreprend ou évite de faire, dans les choses extérieures ou intérieures selon sa volonté.
Et comme le poisson qui nage dans la largeur du fleuve ou se repose dans sa pro- fondeur, comme l’oiseau qui vole hardiment dans les hauteurs, ainsi sent-elle que son esprit erre librement dans l’altitude et la profondeur et l’abondance délicieuse de l’amour.
La puissance de l’amour a requis et conduit cette âme, l’a gardée et protégée, lui a donné la prudence et la sagesse, la douceur et la force de la charité. Cette puissance pourtant, l’amour l’a tenue cachée jusqu’au moment où, par une ascension nouvelle, elle est devenue maîtresse d’elle-même, en sorte que le domaine de l’amour en elle fût incontesté. Il la rend alors si hardie qu’elle ne craint ni homme ni démon, ni ange ni saint, ni Dieu même, en ce qu’elle fait ou ne fait point, dans son agir et son repos. Et elle sent bien d’ailleurs que l’amour est en elle aussi éveillé, aussi actif lorsque son corps est en repos qu’en des labeurs multiples. Elle sait et sent que ni travail ni souffrance n’importe à l’amour lorsqu’il règne dans une âme.
Mais tous ceux qui veulent venir à lui doivent le chercher en tremblant, le suivre avec foi, s’y exercer avec ardeur et ne s’épargner eux-mêmes ni dans l’effort ni dans les douleurs, ni dans le support patient de la gêne ou du mépris. Il n’est chose petite que ces âmes ne doivent tenir pour grande, jusqu’à ce que l’amour vainqueur opère en elles ses œuvres souveraines, rende petites les grandes choses, facilite tout labeur, adoucisse toute peine, et de tout débit les acquitte.
Ceci est liberté de la conscience, douceur du cœur, sagesse des sens, noblesse de l’âme, élévation de l’esprit et commencement de la vie éternelle. C’est une vie angélique déjà dans cette chair, dont l’autre vie sera la suite. Que Dieu daigne à tous nous l’accorder ! Ainsi soit-il.
VII
L’âme bienheureuse connaît encore une septième sorte d’amour sublime qui opère en elle intérieurement un singulier travail. Elle est attirée dans l’amour au-dessus d’elle-même, au-dessus des sens, de l’humaine raison et de toute opération de son propre cœur ; elle est attirée par le seul amour divin dans l’éternité, dans l’immensité inconcevable, dans la latitude, la hauteur inattingible et l’abîme profond de la Déité, — qui est en toute chose et demeure incomprise, immuable dans la plénitude de l’être, toute-puissante, comprenant tout et opérant tout par son acte souverain.
La Fiancée est alors si tendrement abîmée dans l’amour, emportée par une aspiration si forte que son cœur affolé ne peut plus contenir l’élan intérieur, son âme dans l’excès d’amour s’écoule et s’évanouit, son esprit cède tout entier à la fureur des puissants désirs.
Elle veut s’établir dans la fruition : tout en elle y tend. C’est cela qu’elle exige de Dieu, elle le cherche ardemment et passionnément en lui, elle ne peut cesser de le vouloir, car l’amour ne lui laisse ni répit ni repos, ni paix d’aucune sorte. L’amour l’exalte et l’abaisse, lui fait goûter mort et vie, la guérit et la blesse derechef, la rend folle et de nouveau sage, et par ces voies l’attire à l’état le plus haut.
C’est ainsi qu’elle est élevée en esprit au-dessus de la durée, au-dessus des dons de l’amour dans l’éternité de l’amour, qui n’a point de temps, qui transcende tous les modes humains d’aimer ; elle est élevée au-dessus de sa propre nature par le désir qui veut la dépasser.
Tout son être alors et toute sa volonté, son aspiration et son amour sont établis dans la vérité et dans la clarté pure, dans la haute noblesse et dans la beauté délicieuse, — dans la douce société de ces esprits supérieurs qui s’écoulent tous en flots d’amour tandis qu’ils contemplent leur Amour et le connaissent clairement dans la fruition . Sa volonté reste là-haut parmi les esprits, c’est la qu’elle erre par le désir, surtout dans le chœur des Séraphins brûlants ; mais c’est la Divinité, la très-haute Trinité qui est son habitation et son repos bienheureux.
Elle cherche le Bien-Aimé dans sa majesté, elle le suit et le contemple avec le cœur et l’esprit. Elle connaît, elle l’aime, elle le désire de telle sorte qu’elle ne regarde ni saint ni ange, ni homme ni créature aucune, sinon dans cet amour commun, en Dieu même, par quoi elle aime tous les êtres avec lui. C’est lui seul qu’elle a choisi dans l’amour au-dessus de tout, au-dessous de tout et en tout : la passion de son cœur et les forces de son esprit ne veulent rien que le voir, le posséder, avoir fruition de lui.
La terre est donc pour elle un grand exil, une dure prison, un tourment cruel. Elle ne ressent pour le monde que dégoût et mépris, rien de ce qui est terrestre ne peut la flatter ni la satisfaire : c’est grande peine pour l’âme d’être ainsi, de devoir vivre au loin et partout étrangère. Elle ne peut oublier son exil ni apaiser sa langueur, le désir la tourmente à faire pitié. Ce qu’elle éprouve est passion et martyre, sans comparaison ni mesure.
Elle a donc grande soif d’être libérée de ce ban et déchargée des liens de ce corps ; elle soupire souvent d’un cœur brûlant avec l’Apôtre : cupio dissolvi et esse cum Christo, c’est-à-dire, je voudrais être détachée et rester avec le Christ. Telle est bien l’ardente langueur, la douloureuse impatience qu’elle ressent d’être affranchie et de demeurer avec le Christ, non par ennui de cette vie ni par crainte des peines à venir, mais en vertu d’un amour saint et éternel : le désir la mine, la consume et la dévore d’atteindre le pays de l’éternité, la gloire et la fruition.
Sous l’empire immense de ce désir, sa condition est dure et pesante : la peine que lui fait endurer la soif est indicible. Il lui faut pourtant vivre dans l’espoir, et cet espoir même la fait haleter et souffrir. Ah ! saints désirs de l’amour, que vous avez de force dans une âme éprise ! C’est un mal aigu et une vie mourante ! L’âme ne peut monter là-haut ni se sentir en paix ici-bas. Elle ne peut supporter la pensée de l’Ami, tant elle le désire, et la
pensée d’en être privée la torture incessamment. Il lui faut vivre tous les tourments.
Aussi ne peut-elle et ne veut-elle nullement être consolée, comme dit le Prophète : Renuit consolari anima mea, c’est-à-dire, Mon âme refuse la consolation. Oui, elle la refuse et souvent de la part de Dieu comme de celle des créatures, car toute consolation qu’elle reçoit, en faisant croître son amour, l’attire vers un état plus haut, renouvelle son désir de la fruition et lui rend plus intolérable cet exil. Elle reste donc inapaisée, inconsolée malgré tous les dons qu’elle peut recevoir, tant qu’elle est privée de la présence du Bien-Aimé.
C’est une vie de grands labeurs que celle-ci, où l’âme repousse toute consolation et n’admet nulle trêve en sa recherche. L’amour l’a appelée et conduite, lui a montré ses voies qu’elle a tenues fidèlement en de lourdes peines, en de pesants travaux, avec ardente langueur et puissants désirs, grande patience et grande impatience, dans les douceurs et les douleurs et maintes meurtrissures, dans la quête et la prière, dans la disette et la possession, dans la montée et le suspens et la poursuite et l’étreinte, dans le besoin et l’inquiétude, dans l’angoisse et le souci, dans la fièvre mortelle, dans la foi pure et dans le doute aussi bien souvent. Joie ou douleur, elle est prête à tout porter ; morte ou vive, elle veut se livrer à l’amour, elle endure en son coeur d’immenses souffrances et c’est pour l’amour seul qu’elle veut gagner la Terre Promise. Lorsqu’elle s’est bien éprouvée en tout ceci, la gloire est son unique refuge. Car telle est par-dessus tout l’œuvre de l’amour : il veut l’union la plus étroite et l’état le plus haut, où l’âme se livre à l’union la plus intime.
La Bien-Aimée ne cesse donc point de chercher l’amour, elle voudrait le connaître et en jouir toujours, mais c’est chose qui ne peut être en cet exil : elle veut donc migrer vers ce pays où elle a fondé sa demeure et fixé son cœur, où déjà elle repose avec l’amour. Car elle le sait bien, c’est là que tout obstacle cessera et que l’Aimé tendrement l’embrassera.
Elle y contemplera passionnément ce qu’elle a si tendrement aimé; elle possédera pour son salut éternel celui qu’elle a si fidèlement servi; elle jouira en toute plénitude de celui que par l’amour elle a si souvent embrassé dans son âme.
Ainsi elle entrera dans la joie de son Seigneur, comme le dit saint Augustin : Qui in te intrat, intrat in gaudium Domini sui ,etc. Celui qui entre en vous, entre dans la joie de son Seigneur et n’aura plus de crainte, mais sera bienheureux dans le Bien souverain.
C’est alors que l’âme est unie à son Époux et devient un seul esprit avec lui, dans un amour indissoluble et une foi éternelle. Ceux qui dans le temps de la grâce se sont appliqués à l’amour jouiront de lui dans la gloire éternelle, où rien ne nous occupera que louange et amour.
Dieu veuille nous y conduire tous ! Amen.