Dans Citadelle d.’Antoine de Saint-Exupéry, le seigneur confie à son fils en parlant de ses sujets: «Si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain» (Paris, Gallimard, 1948, édition de poche, p. 58) Félix Leclerc chante quelque chose de semblable: «La meilleure façon de tuer un homme c’est de le payer à ne rien faire.» (L’alouette en colère, disque Philips). Le chômage demeure et demeurera toujours un problème sérieux dans une société. Il blesse celui qui ne peut travailler et gagner de quoi se nourrir et nourrir les siens. Gagner sa pitance et celle des siens, c’est participer à l’aménagement de sa vie et à sa survie; c’est être responsable de son existence. Ne pas pouvoir le faire et se trouver ainsi à la remorque des autres, c’est perdre une part de sa noblesse, c’est blesser son humanité.
Avoir un métier, exercer une profession, pour gagner de l’argent, pour nourrir son corps et lui assurer un confort, c’est fondamental. Mais le travail existe aussi pour d’autres motifs. Saint-Exupéry fait dire à son personnage: «Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères» (Ibid.). Le travail permet de créer des liens, de faire naître des fraternités, de susciter des solidarités. Il permet à chaque personne d’exister pour les autres, d’exercer une activité au profit de ses proches et en faveur de toute la collectivité. C’est l’occasion d’apporter sa contribution au devenir de la cité.
Le travail nous permet d’accomplir une oeuvre, de nous exprimer à travers cette oeuvre, de nous réaliser comme être humain. Les talents que nous avons sont mis à contribution. Ils peuvent même se développer en les exerçant. Les compétences que nous avons acquises deviennent autant d’expressions de ce que nous sommes essentiellement. Le travail donne un sens à notre vie.
Le travail – s’il est exercé dans des conditions qui ennoblissent l’être humain – peut devenir une liturgie de l’existence. «Car alors le travail qui n’était que fonction pour la nourriture devient cantique. Car voilà qu’ils sont moins à plaindre, ceux dont les reins plient sous les sacs lourds, quand ils les portent vers la meule. Ou les remportent, blancs de farine. Le poids du sac les augmente comme une prière. Et voilà qu’ils rient, joyeux, quand ils portent la gerbe comme un candélabre de graines avec ses pointes et son rutilement. Car une civilisation repose sur ce qui est exigé des hommes, non sur ce qui leur est fourni. Et certes ce blé, ensuite ils reviennent y puiser et s’en nourrissent. Mais là n’est point pour l’homme la face importante des choses. Ce qui les nourrit dans leur coeur ce n’est point ce qu’ils reçoivent du blé. C’est ce qu’ils lui donne.» (Ibid.)
Pour que les autres reçoivent, je suis appelé à donner. Pour que je reçoive moi-même, les autres travaillent pour me donner. Donner et recevoir se marient étroitement en réunissant les êtres humains.. L’un ne peut agir sans l’autre. Et finalement, en donnant et en recevant, nous sommes dépendants les uns des autres, nous avons besoin du don et de l’accueil qui nous habitent les uns pour les autres. «Car il est juste que je reçoive en même temps que je donne afin d’abord de pouvoir continuer de donner. Je bénis cet échange entre le don et le retour, qui permet de poursuivre la marche et de donner plus loin encore. Et si le retour permet à la chair de se refaire, c’est le don seul qui alimente le coeur.» (Op. cit., p. 59)
« L’homme, disait mon père, c’est d’abord celui qui crée. Et seuls sont frères les hommes qui collaborent. Et seuls vivent ceux qui n’ont point trouvé leur paix dans les provisions qu’ils avaient faites.» (Ibid.)