La crise
Après avoir entendu Jésus, beaucoup de ses disciples dirent : « Ce langage-là est trop fort ! Qui peut l’écouter ? » Sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit : « Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ? C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie. Mais il en est parmi vous qui ne croient pas. » Jésus savait en effet depuis le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient pas en lui, et qui le livrerait. Il ajouta : « Voilà pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi, sinon par un don du Père. » Dès lors, nombre de ses disciples se retirèrent et cessèrent de l’accompagner. Jésus dit alors au Douze : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Simon-Pierre de répondre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous croyons, nous, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. » Jésus reprit : « Ne vous ai-je pas choisis, vous, les Douze ? Pourtant l’un de vous est un démon. » Il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote ; c’est lui en effet qui devait le livrer, lui, l’un des Douze.
Commentaire :
Nous sommes au plus fort de la crise galiléenne : incrédulité, murmures, contestations, rupture… Telle est l’arrière-scène de l’annonce concernant la glorification du Fils de l’homme. Il semble que toute la prédication en Galilée soit ici remise en question : « Ce langage est trop fort », particulièrement la prétention de Jésus à une origine céleste. Ajoutons à cette incrédulité la difficulté de passer du plan matériel où la multiplication des pains les avait amenés, au plan spirituel du commentaire que Jésus en donne. Mais cette crise fera le point entre les croyants et les non-croyants parmi ses propres disciples. Le plus étonnant de la crise est cette liberté avec laquelle Jésus provoque la confrontation et la confession de foi : tout en dénonçant les murmures, il sollicite la foi des Douze dans le respect de leur liberté, et plus que tout, la liberté du traître.
L’évangile de Jean cible incontestablement « l’incroyance des croyants » de son temps. Seul l’auteur dénonce à ce point l’imperfection des disciples ; les autres évangélistes ont bien parlé d’inintelligence (Mc. 7 : 18), d’endurcissement (Mc. 8 : 17), d’orgueil (Mc. 9 : 36), d’ambition personnelle (Mc. 10 : 38)… mais rien de nature à causer une rupture complète. Les imperfections seront guéries et les disciples capables d’évolution. Jean nous livre ici une réflexion sur l’attitude de contestation au plan de la foi . Le remède alors ne consiste pas à prier, jeûner, porter sa croix, mais simplement croire. Jésus sait depuis le début que certains ne croient pas en lui et le suivent uniquement pour des avantages personnels ou matériels. Ici, tous sont acculés au pied du mûr et doivent choisir entre le boulanger sur commande et celui qui vient de Dieu et offre le vrai pain descendu du ciel. Pourtant, l’enseignement ne fait pas défaut et les signes se sont multipliés, mais aucun ne suffit pas à susciter la foi qui, elle, repose sur la Parole (5 : 24 ; 8 : 51).
L’Évangile de la foi, ainsi faut-il caractériser l’œuvre de Jean qui associe souvent deux verbes : croire et savoir (69), même employés parfois l’un pour l’autre (1 : 10-12). Le verbe savoir exprime l’épanouissement du premier, et croire devient connaître. Connaître n’est pas ici le produit de la « chair » mais de l’Esprit (Jn. 1 : 12-13 ), jaillissement de l’Esprit (63). La Parole fournit l’information fondamentale (63-68), mais encore faut-il l’écouter (60), l’identifier (68) ; connaître devient synonyme d’expérience concrète du dessein de Dieu libérant l’homme (8 : 34+) et lui donnant dès maintenant jouissance de la vie éternelle (17 : 3).
Cette connaissance de Pierre, qui a écouté et identifié Jésus, explique son refus de rupture : « À qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » Pour l’instant, les fidèles disciples ont reconnu la messianité de Jésus : « Tu es le Saint de Dieu » ; ils n’en reconnaîtront la divinité qu’après la résurrection : « Mon Seigneur et mon Dieu ». Cette mise en évidence de la foi et de la connaissance, du croire et du savoir des Douze était de la plus haute importance comme fondement de leur activité missionnaire et apostolique : le témoignage (Jn 15 : 27).
Crise fatale pour les uns, purification pour les autres, la crise galiléenne fut un sommet dans la vie de Jésus et des Douze. Les crises que peut connaître l’Église de tous les temps naissent toujours d’une même question fondamentale : qui est Jésus et le sens de sa Parole.