Béatrice naquit à Tirlemont (Belgique actuelle) et dès l’âge de sept ans son père la plaça chez les « béguines » de Léau. Il l’en retira pour la confier aux cisterciennes de Blœmendael, abbaye qu’il venait de fonder. Ici Béatrice se prépara à la vie religieuse, qu’elle embrassa à l’âge de dix-sept ans. Elle devint, par la suite, prieure du monastère de Notre-Dame de Nazareth près de Lierre, où elle termina sa vie. Elle marque avec Hadewijch d’Anvers l’aurore littéraire de la mystique des Pays-Bas.
La première manière est un désir actif de l’amour, qui doit régner dans le cœur longtemps avant de vaincre tout obstacle, œuvrer avec force et vigilance et croître vaillamment tant que dure cet état.
Ce désir vient évidemment de l’amour même : l’âme bonne, qui veut servir fidèlement Notre-Seigneur, le suivre sans crainte et l’aimer en toute vérité, est mue par ce désir de vivre dans la pureté, dans la noblesse et la liberté où Dieu l’a créée à son image et à sa ressemblance, —ressemblance qu’il nous faut aimer et garder par-dessus tout.
C’est dans cette voie qu’elle veut cheminer, agir et grandir, monter vers un amour plus haut, vers une connaissance de Dieu plus intime, jusqu’à la perfection pour quoi elle est faite, où elle se sent appelée par son Créateur. C’est à cela que matin et soir elle s’applique, à cela qu’elle se livre tout entière. C’est toute sa question, toute son étude, toute son instance devant Dieu, toute sa pensée : comment arriver à gagner l’intimité de l’Amour et à lui ressembler en toute parure de vertus, en toute pureté de constante noblesse, en tout ce qui lui sied ?
Cette âme examine souvent ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, ce qu’elle a et ce qui lui manque : pleine de zèle et de grands désirs, avec toute la sagacité dont elle est
capable, elle tâche de se garder et d’éviter tout ce qui pourrait lui faire obstacle en ces œuvres d’amour ; son cœur ne se repose point, sa volonté ne se lasse pas de chercher, de réclamer, d’apprendre, de saisir et de garder tout ce qui peut l’aider, la faire avancer en amour.
Tel est le souci de l’âme en cet état, son œuvre et son labeur, jusqu’à ce qu’elle obtienne enfin de Dieu, par son zèle et sa foi, de pouvoir servir l’amour sans que les fautes passées l’arrêtent, avec une conscience libre, un esprit purifié, une claire intelligence.
Le désir d’une telle pureté et d’une telle noblesse vient assurément de l’amour et non de la crainte. Celle-ci nous fait bien agir ou pâtir, prendre ou laisser les choses pour
é viter la terrible colère divine, les jugements de ce juste juge, les châtiments éternels et les maux temporels. Mais l’amour seul nous dirige vers la pureté, vers la haute et suprême noblesse qu’il est par essence, dont il a possession et fruition, qu’il enseigne naturellement aux âmes dès qu’elles se livrent à lui.
II
Une autre manière d’amour est en ceci parfois que l’âme veut aimer de façon toute gratuite. Elle veut servir Notre-Seigneur pour rien : l’aimer simplement, sans pourquoi, sans récompense de grâce ou de gloire ; comme une jeune fille qui vaque au service de son seigneur par pur amour, sans salaire aucun, satisfaite de le servir et qu’il la laisse servir. C’est ainsi qu’elle voudrait fidèlement rendre amour à l’Amour, le servir en aimant sans mesure, par-dessus toute raison et tout ce que l’homme peut entendre.
En cet état, elle est si brûlante de désirs, si prête à servir, si prompte à la peine, si douce dans la gêne, si joyeuse dans le chagrin : de tout son être, elle ne veut que plaire à l’amour. Faire ou souffrir quelque chose à son service, voila ce qui lui plaît et lui suffit.
III
Pour la troisième manière d’aimer, l’âme de bonne volonté y passe par de grandes peines, car elle veut à tout prix contenter l’Amour et le satisfaire en tout honneur,
en tout service, en toute obéissance d’amour.
Ce désir parfois s’élève en elle violemment, elle se prend avec passion à vouloir tout faire : il n’est vertu dont elle ne cherche la perfection, rien qu’elle ne veuille souffrir ou supporter, nulle épargne, nulle mesure qu’elle admette en son effort. Elle est disposée à tous les dévouements, prompte et intrépide dans la peine ou le labeur. Mais quoi qu’elle fasse, elle demeure insatisfaite.
Telle est bien sa pire douleur, de ne pouvoir rendre justice à l’amour selon ses désirs, de se trouver toujours avec lui en dette insolvable. Elle sait pourtant que cela dépasse les forces humaines, et de beaucoup ses propres pouvoirs : ce qu’elle désire en vérité est irréalisable pour toute créature. Car elle voudrait, à elle seule, faire autant que tous les hommes sur la terre et tous les esprits dans le ciel, que tous les êtres d’en-haut et d’en-bas, et infiniment plus encore, pour servir, honorer et aimer l’amour selon qu’il en est digne. Tout ce qui manque dans ses œuvres, elle veut y suppléer par l’intention parfaite et les puissants désirs. Mais cela même ne la console pas. Elle sait bien que l’accomplissement de tels vœux est au-dessus de ses atteintes, au-dessus de tout sens et de toute raison humaine, mais elle n’arrive pas à se modérer, à se dominer, à se tranquil- liser. Elle fait cependant tout ce qu’elle peut : elle rend à l’amour grâces et louanges, elle œuvre et travaille pour lui, elle s’offre tout entière à l’amour et n’agit qu’en lui.
En tout cela donc, point de repos pour elle : elle doit souffrir toujours de ne point saisir ce qu’elle convoite. Elle reste plongée dans le crève-cœur, dans la langueur insatiable : il lui semble qu’elle meurt sans mourir, et que dans cette mort elle souffre l’enfer. Sa vie est infernale en vérité, elle n’est que déception et disgrâce, les désirs anxieux la martyrisent, nul accomplissement, nulle satisfaction, nul apaisement ne se laisse entrevoir.
Il lui faut rester en cet état jusqu’à ce que Notre-Seigneur la console dans un autre mode d’amour, par une connaissance plus intime de lui-même : alors elle pourra mettre en œuvre le don nouveau reçu de lui.
IV
Dans la quatrième manière d’amour, Notre-Seigneur fait goûter à l’âme tour a tour de grandes délices et de grandes peines, dont nous allons parler maintenant.
A certaines heures, il semble que l’amour s’éveille doucement en elle et se lève radieux pour émouvoir le cœur sans nulle action de la nature humaine. Le cœur alors est excité si tendrement, attiré si vivement, si fortement saisi et si passionnément embrasé par lui, que l’âme est totalement conquise. Elle éprouve une nouvelle intimité avec Dieu, une illumination de l’esprit, un merveilleux excès de délices , une noble liberté et une
é troite nécessité d’obéir à l’amour ; elle connaît la plénitude et la surabondance. Elle sent que toutes ses facultés sont à l’amour, que sa volonté est amour, elle se trouve plongée et engloutie dans l’amour, elle-même n’est plus qu’amour. La beauté de l’amour l’a rendue belle, sa force l’a dévorée, sa douceur l’absorbe, sa justice la submerge, sa noblesse l’étreint ; la pureté de l’amour l’a parée, sa hauteur l’a élevée et l’a comprise en lui-même : elle est toute à l’amour et ne peut s’occuper que de lui.
Lorsqu’elle ressent cette surabondance de délices et cette plénitude, son esprit s’abîme tout entier dans l’amour, son corps défaille, son cœur se liquéfie et ses forces l’abandonnent. Elle est tellement dominée par l’amour qu’elle peut à peine se tenir : souvent elle perd l’usage de ses membres et de ses sens. Elle est comme un vase comble dont le contenu se répand au moindre mouvement : la plénitude de son cœur l’accable, et sans qu’elle y prenne garde, pour un rien l’amour déborde.
V
Dans la cinquième manière, il arrive parfois que l’amour s’élève dans l’âme en tempête, avec grand bruit et excès délicieux en sorte que le cœur semble devoir se
briser et l’âme sortir d’elle-même dans l’acte de l’amour et de la fruition. Elle est entraînée dans le désir d’amour à l’accomplissement de ses grandes œuvres, aux œuvres pures de l’amour : elle veut satisfaire l’amour en ses multiples exigences. Ou bien elle veut se reposer dans le doux embrassement de l’amour, dans la richesse délicieuse et la suffisance de tout bien : son cœur et tous ses sens le désirent avec ardeur, le cherchent avec zèle et le réclament avec passion. Lorsqu’elle est en cet état, elle se trouve si forte en esprit, elle embrasse tant de choses en son cœur, elle ressent un tel surcroît de vertu physique, de promptitude et d’énergie en son opération, au-dehors et au-dedans, que tout en elle, lui semble-t-il, est activité et travail, alors même que son corps est tranquille. Elle se sent néanmoins attirée de l’intérieur, fortement saisie par l’amour, pressée par l’impatience et les peines multiples d’un cœur insatisfait. Tantôt c’est le sentiment de l’amour même qui, sans raison aucune, la fait souffrir, tantôt l’absence de ces biens dont l’amour a soif, et la fruition refusée à son désir. Par instant, l’amour perd à ce point toute mesure en elle, il jaillit avec une telle effraction, agite le cœur si fort et si furieusement, que ce cœur semble de toutes parts blessé, et ses blessures ne cessent de se renouveler, chaque jour plus brûlantes et plus douloureuses. Il lui paraît que ses veines se rompent, que son sang l’abandonne, que sa moelle dépérit : ses os défaillent, sa poitrine éclate, sa gorge se dessèche ; son visage et tous ses membres ressentent la brûlure intérieure et l’ire souveraine de l’amour. Parfois aussi c’est comme une flèche qui traverse son cœur jusqu’à la gorge et lui fait perdre le sens, ou comme un feu qui attire tout ce qu’il peut consumer : telle est la violence que cette âme éprouve, l’action en elle de l’amour sans mesure et sans pitié, qui exige et dévore toute chose.
La Fiancée est ainsi tourmentée, écrasée, épuisée intérieurement, que ses énergies n’y suffisent point, mais son âme est nourrie, son amour est allaité et son esprit maintenu au-dessus de lui-même.
L’amour en vérité dépasse tellement ses puissances qu’elle voudrait parfois briser le lien de son pouvoir et de tant de souffrances, (s’il se pouvait) sans troubler l’union
d’ amour; mais le lien d’amour la serre de si près, son immensité l’assujettit de telle sorte, qu’elle ne peut garder ni mesure ni raison, elle ne peut ni écouter le bon sens
ni se modérer, ni attendre sagement.
Car plus elle reçoit d’en-haut, plus elle réclame, plus on lui révèle de vérité, plus le désir la presse d’approcher cette lumière : la vérité, la pureté, la noblesse et la fruition
de l’amour. Elle est donc entraînée et stimulée plus fort chaque jour, nullement satisfaite ni calmée. Ce qui la dévore et la tourmente le plus, est cela même qui la guérit et la console ; ce qui la blesse le plus profondément, lui assure mieux que tout la santé. (suite du texte dans l’édition de septembre)