On ne trouve pas dans la Bible le mot Trinité… Celui-ci désigne-t-il, comme on l’entend parfois, un concept qui n’a rien à voir avec la foi des premières communautés chrétiennes ? CÉLÉBRER LES HEURES a demandé à un bibliste, Jean-Paul MICHAUD, de l’Université Saint-Paul à Ottawa, de nous aider à voir plus clair sur cette question.
Le mot Trinité ne se trouve pas dans la Bible. Ni dans les épîtres de Paul, ni dans les évangiles, pas même en saint Jean. Les premiers chrétiens n’employaient pas ce mot. Il semble que Tertullien, vers la fin du 2e siècle, soit le premier responsable de l’apparition du mot Trinitas dans la théologie latine. Par contre, les auteurs du Nouveau Testament parlent souvent, aussi bien dans leurs déclarations de foi que dans leurs prières, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amorçant ainsi comme une redéfinition du concept de Dieu.
Cette redéfinition est liée essentiellement à la confession du mystère de l’Incarnation et à ce que nous appelons la divinité de Jésus. Si Jésus n’est pas Dieu, en effet, l’idée de Dieu n’est pas touchée et on en reste à la perspective du Premier Testament. Mais confesser que Jésus est Dieu, c’est, par le fait même, déclencher ce qu’on a appelé la bataille du monothéisme. Cette bataille est au coeur des écrits du Nouveau Testament. Les premiers chrétiens tiendront les deux bouts de la chaîne : celui du monothéisme qui les relie à Israël, celui de l’affirmation chrétienne accordant à Jésus, dans l’éblouissement du Seigneur pascal, le « Nom au-dessus de tout nom ».
Pour concilier l’unité et le nombre, la théologie postérieure parlera de distinction des personnes dans l’unité d’une même nature divine. Elle dira que Jésus est Dieu comme Fils, sortant du Père et tout tendu vers lui ; que le Père n’existe que dans l’acte d’engendrer son Fils ; que l’Esprit n’est que la relation, l’Amour, qui unit réciproquement le Père et le Fils. Ce genre de réflexion, cette théologie ou discours sur Dieu, n’appartient pas, tel quel, au Nouveau Testament. Mais le mystère s’y trouve bien, non pas fixé ou figé en formules théologiques, mais insinué dans les nombreuses mentions qui y sont faites des trois « personnes », de manière enveloppée et imprécise souvent, de façon beaucoup plus claire quelquefois. Les textes pauliniens retenus pour les capitules (Parole de Dieu) des Heures de la célébration de la fête de la Sainte Trinité en sont un bon exemple.
Je présenterai un bref exposé de ces textes, dans l’ordre de leur usage dans la liturgie des Heures, d’abord Romains 11, 33-36 pour la prière de la veille au soir, 1 Corinthiens 12, 4-6 pour celle du matin, Galates 4, 1-6 pour le milieu du jour et finalement Éphésiens 4, 3-6 pour le soir de la fête.
MONOTHÉISME
Curieusement, à première vue du moins, le premier texte de « La Parole de Dieu » retenu pour la fête de la Trinité ne mentionne pas la pluralité des personnes :
Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la science de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen. (Romains 11, 33-36).
Cette doxologie vient au terme de chapitres douloureux où Paul réfléchit sur le mystère d’Israël (Romains 9-11). Objet de l’élection et de la promesse, Israël n’a pas reconnu la réalisation de cette promesse en Jésus Christ. Paul dit que son infidélité même sert au plan de Dieu, qui s’ouvre ainsi aux païens. Devant ce qui reste pour lui un mystère, Paul s’incline et s’en remet à la sagesse et à la science de Dieu. Il suspend tout jugement et toute discussion, dans la foi et le silence de l’adoration.
Celui qu’il adore, c’est bien le Dieu d’Israël, le Dieu unique du Shema de la prière juive quotidienne : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique. » (Deutéronome 6, 4). Dans sa louange, tout est au singulier : tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire éternellement. Amen. Aucune mention des personnes de la Trinité, aucune allusion. Ce Dieu unique que Paul célèbre, c’était assurément celui de Jésus. C’était aussi et c’est encore celui des chrétiens. La première chose à souligner, quand on parle de la Trinité, c’est qu’il ne s’agit pas d’un tri-théisme, qu’on n’affirme pas l’existence de trois dieux. Tout en cherchant à dire le « surhaussement » de la figure de Jésus, ce que le langage grec de l’époque patristique appellera la divinité de Jésus, les auteurs du Nouveau Testament ne mettent jamais en cause le monothéisme d’Israël. « Car la ruine de ce monothéisme ruinerait aussi la figure de Jésus. » C’est cette vérité qu’introduit le premier texte paulinien de la prière d’aujourd’hui.
FORMULES TRINITAIRES
Dans les écrits du Nouveau Testament, les formules trinitaires se font plus évidentes surtout après la ruine du second Temple, après 70, comme on peut le voir, par exemple, en Éphésiens 4, 4-6 (retenu pour l’Office du soir de la fête), Jude 20-21 et surtout Matthieu 28, 19 où le Ressuscité envoie les disciples « baptiser au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit ». Mais elles « fleurissent » déjà chez Paul. Dans plusieurs d’entre elles, Dieu, le Christ et l’Esprit sont mentionnés, sans que leur distinction apparaisse encore parfaitement (voir 2 Corinthiens 1, 21-22 ; Romains 8, 11 ; 15, 15-16). Dans d’autres, cette distinction est plus claire comme en Romains 15, 30-32 ; 1 Corinthiens 12, 4-6 et 2 Corinthiens 13, 13. Si les exégètes ne s’entendent pas tous sur l’interprétation de ces textes, ils y reconnaissent au moins le « matériel brut » à partir duquel la réflexion proprement christologique et trinitaire va s’élaborer. Parcourons simplement les textes retenus par la prière des Heures.
1 Corinthiens 12, 4-6
Les dons de la grâce sont variés, mais c’est toujours le même Esprit. Les fonctions dans l’Église sont variées, mais c’est toujours le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est toujours le même Dieu qui agit en tous.
Diversité de dons (charismes), mais le même Esprit (pneuma) ; diversité de services (diaconies), mais le même Maître (Kyrios) ; diversité d’actions (d’énergies), mais le même Dieu (ho theos, avec l’article, désignant le Père) actionnant tout en tous. Commentant ce passage, Charles Perrot écrit: « Les trois sont situés dans le cadre économique d’une maison à la romaine […] Dieu est au principe énergétique de tout ; Jésus, le Seigneur, régit la maison et l’Esprit en partage les biens. » (p. 293) Comme on le voit, l’unité de Dieu n’implique pas l’uniformité de ses dons : c’est le même Esprit, Seigneur et Dieu qui est responsable de la variété. Le sens n’est pas que, malgré une diversité plus ou moins regrettable, il y aurait tout de même unité. Le texte dit que la diversité même est divinement donnée, que la variété est divinement voulue, à la divine ressemblance d’un Dieu qui n’est pas uniforme. Ni ennuyeux, faudrait-il dire, puisque l’ennui, dit-on, naquit un jour de l’uniformité ! Un Dieu vivant, passionnant, dont l’Église devrait être le reflet. Seule la diversité en Église pourrait rendre compte, témoigner de ce que Dieu est : relation, communion, amour, parce que la différence, justement, existe en Dieu, chaque personne se distinguant des deux autres. Paul ne parle pas directement de ces relations. Il ne dit pas explicitement non plus que le Père, le Fils et l’Esprit sont un. Mais c’est à partir de passages comme celui-ci que la réflexion théologique postérieure va s’élaborer.
Galates 4, 4. 5-6
Dieu a envoyé son Fils pour faire de nous des fils. Et voici la preuve que vous êtes des fils : envoyé de Dieu, l’Esprit de son Fils est dans nos coeurs, et il crie vers le Père en l’appelant Abba !
Le texte retenu a laissé tomber les qualifications du Fils : « né d’une femme, né sujet de la Loi » (4, 4), ainsi que l’énoncé de sa mission : « afin de racheter les sujets de la Loi » (4, 5), pour insister sur la formulation strictement trinitaire.
Dans cette lettre passionnée, Paul vient de faire appel à l’expérience que les croyants de Galatie ont faite de l’Esprit (3, 2-5). C’est par l’envoi du Fils que les Galates ont obtenu la filiation, le statut de fils, mais c’est par l’envoi de l’Esprit qu’ils en font l’expérience. Dans la prière surtout : « Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba – Père ! » Que Paul ait retenu l’araméen (Abba), alors même qu’il en fournit l’équivalent grec (ho Patèr : Père), montre bien que cette formule de prière (qu’on retrouve en Romains 8, 15) était bien établie avant sa transposition en grec. Elle remontait à la prière même de Jésus qui s’adressait ainsi à Dieu (voir Marc 14, 36). D’où l’implication : mettre le mot Abba dans la bouche (!) de l’Esprit, c’est dire que l’Esprit qui prie ainsi dans le coeur des croyants est bien l’Esprit du Fils, attestant en conséquence la condition filiale des croyants.
L’Esprit, le Fils et Abba, le Père. En redéfinissant l’Esprit comme Esprit du Fils : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils, Paul amorce une redéfinition dynamique de Dieu. Cette redéfinition du monothéisme dans le sens trinitaire prendra des siècles à s’énoncer clairement, plus d’ailleurs comme une réglementation de langage que comme une « définition » satisfaisante du Dieu vivant ! Mais les premiers éléments de cette réflexion viennent bien de Paul.
Éphésiens 4, 3-6
La date de l’Épître aux Éphésiens est discutée. La Bible de Jérusalem (1998) la place à la fin de la carrière de l’Apôtre, vers 61-63. D’autres (la TOB) considèrent que l’épître appartient à une époque plus tardive, celle de la génération post-apostolique. La clarté de l’orientation trinitaire en Éphésiens 4, 4-6 répondrait bien à cette dernière situation.
Ayez à coeur de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même, il n’y a qu’un seul Corps et un seul Esprit. Il n’y a qu’un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui règne au-dessus de tous, par tous, et en tous.
L’appel à l’unité de 4, 3 introduit une acclamation liturgique comme on en trouve plusieurs dans la tradition paulinienne. Dans le texte original, la séquence est la suivante :
un corps — un Esprit — une espérance
un Seigneur — une foi — un baptême
un Dieu — et — Père : au — dessus — par — en
Avec la reprise symbolique, sept fois de suite, du chiffre un, l’accent porte évidemment sur l’unité. Sans équivoque, cette proclamation rejoint la tradition biblique du Shema Israël (Deutéronome 6, 4) et en fournit, pour ainsi dire, une version chrétienne.
Mais en même temps, peu de passages du Nouveau Testament ouvrent plus directement une perspective trinitaire. L’appellation Seigneur (Kyrios), qui traduit le nom de Dieu, et que Paul complète d’ordinaire pas les mots Jésus Christ quand il l’applique à Jésus (voir, entre autres, 1 Corinthiens 8, 6), désigne ici le Christ sans qu’on ait besoin de précision. Il y a eu développement dans la christologie, alors que s’accentue aussi la séparation entre Israël et l’Église. Ce transfert du titre de Seigneur à Jésus entraîne pour Dieu une autre appellation qui se généralise, celle de Père. « Toutefois la lecture de l’Ancien Testament où kyrios continue à traduire YHWH maintient une ambiguïté révélatrice, le Père et le Fils n’étant ni séparés (Seigneur l’un et l’autre) ni confondus. ».
En fait, cette acclamation reprend le modèle de 1 Corinthiens 12, 4-6. Bien que la tonalité soit différente : un seul Esprit, un seul Seigneur, un seul Dieu (Éphésiens) ; un même Esprit, un même Seigneur, un même Dieu (1 Corinthiens), on a le même ordre : Esprit, Seigneur, Dieu et la même formule de conclusion : en tous. On dit souvent que le passage « le plus nettement trinitaire de tout le Nouveau Testament » (TOB) est 2 Corinthiens 13, 13 : « La grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu et la communion de l’Esprit Saint soient avec vous tous. » L’ajout ici du titre de Père semble mener plus loin encore sur le chemin du mystère trinitaire.
CONCLUSION
Pour célébrer la Trinité, la prière des Heures fait appel à quelques textes pauliniens où s’annonce, à tout le moins, la doctrine trinitaire que les grands conciles des 4e et 5e siècles vont exposer. Il est remarquable que ces textes tiennent ensemble, rigoureusement, à la fois l’unité de Dieu et cette pluralité qui fait que le Dieu des chrétiens n’est pas solitude, mais essentiellement relation, dialogue, communication, communion, foyer d’échanges, en un mot : Amour. Monothéisme trinitaire. Et croire à ce Dieu, Père, Fils et Esprit, c’est aussi refuser le repliement solitaire sur soi et jouer sa vie sur l’Amour.