Quand j’étais enfant, mes parents avaient peur que nous versions dans l’égoïsme et le narcissisme. Ils nous apprenaient à nous oublier nous-mêmes, à nous mettre dans l’ombre. L’humilité était une vertu non seulement honorée mais exaltée. Ma mère avait une sainte horreur de l’orgueil. Elle faisait tout pour que ses enfants ne succombent pas à un tel péché. Ce qui se passait dans ma famille se reproduisait dans à peu près toutes les familles québécoises de l’époque.
Par la suite, la psychologie a cherché a rééquilibrer les choses. Comment pouvions-nous aimer les autres si nous ne nous aimions pas nous-mêmes? Nous avons découvert l’estime de soi et la confiance en soi. Nous avons appris non seulement à nous aimer mais aussi à nous faire valoir pour que les autres nous aiment. Nous avons aimé pour être aimés.
Personne ne contestera aujourd’hui l’importance de nous aimer nous-mêmes personnellement. Notre équilibre affectif compte sur cet amour de nous-mêmes. Nous devons aimer la personne que nous voulons offrir en cadeau aux autres.
Mais je me demande si l’amour ne s’arrête pas trop souvent à notre aimable personne sans déboucher sur les autres. Ne nous arrive-t-il pas de nous surprendre juchés sur un piédestal, haut et loin des autres? Peut-être avons-nous oublié d’aller jusqu’au bout de l’amour de soi dans l’ouverture aux autres.
Peut-être – dans un juste retour du balancier – devrions-nous redonner plus d’importance à l’amour des autres, au don de nous-mêmes aux autres, au service de nos frères et de nos soeurs en humanité. Peut-être aurions-nous avantage à redécouvrir la «psychologie» de Jésus quand il affirme: «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.» (Jean 15, 13)
Nous sommes ainsi bâtis que nous avons besoin les uns des autres. Nous ne sommes pas faits pour la solitude. Nous portons en nous un grand espace où l’ennui serait mortel si les autres ne l’habitaient pas. L’auteur du récit de la création de l’être humain l’a bien perçu quand il montre l’homme insatisfait de son rapport aux animaux, désireux d’une «aide qui lui soit assortie» (Genèse 2, 18). C’est alors que Dieu crée la femme. En traduisant autrement une parole célèbre de saint Augustin, je dirais: «Nous sommes faits pour les autres et notre coeur n’aura de repos que dans les autres».
Le Christ a placé cet amour des autres au sommet de son Évangile. Il en a fait l’essentiel de sa prédication, pour ne pas dire l’unique sujet. Bien plus, il a fait de sa mort même une mort pour les autres.
En inscrivant le don qu’il faisait de lui-même dans l’amour qu’il recevait de Dieu, il nous a révélé que Dieu était lui-même un Dieu pour les autres. Dieu qui était tout, Dieu qui était comblé parfaitement par lui-même était ouvert. Il nous cherchait. Il nous voulait dans son bonheur. Il nous voulait dans l’amour qui l’animait déjà pleinement.
Je laisse à votre méditation la réflexion de Thérèse de Lisieux quand elle cherchait quelle était sa vocation:
Je compris que si l’Église avait un corps composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas, je compris que l’Église avait un coeur et que ce coeur était brûlant d’amour. Je compris que l’amour seul faisait agir les membres de l’Église, que si l’amour venait à s’éteindre, les apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang […] je compris que l’amour renfermait toutes les vocations, que l’amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux. […] En un mot qu’il est éternel. Alors dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée: Ô Jésus, mon amour […] Ma vocation enfin, je l’ai trouvée, ma vocation, c’est l’amour! (Lettre à s. Marie du Sacré-Coeur, 8 septembre 1896, Manuscrits autobiographiques, Lisieux, 1957, p. 227-229)