C’était aux toutes premières lueurs du jour. La lumière commençait à peine à découper l’horizon. Le temps était frais. La ville n’était pas encore réveillée. À peine un léger ronronnement parcourait l’espace. La ville ronfle, elle aussi, quand elle dort! Tout à coup, un choeur d’oies blanches cacarda à l’unisson, un cri nasal comme un son de trompette tonitruant. La musique du printemps! C’était pour moi la musique du printemps!
Chaque année, quand les oies reviennent, j’ai le bonheur d’entendre cette musique. Bonheur qui annonce la libération de la nature que l’hiver avait paralysée durant plusieurs mois. Bonheur qui suggère en moi des élans, des sons, des odeurs qui appartiennent à cette nouvelle saison. Bonheur qui donne le goût de rêver aux vacances prochaines, à cette divine parenthèse, cette parcelle de paradis, une île au large, loin des rives des jours de besogne.
Toujours est-il que, ce matin-là, les oies étaient de retour. Je les imaginais traversant les grands espaces d’un pays à l’autre, un voyage sur deux continents géants. Quelle force! Quelle énergie! Et le courage encore de crier et de battre des ailes après tant de kilomètres.
Soudain, les oiseaux passèrent dans l’azur du ciel au-dessus de ma fenêtre. Une belle flèche presque parfaite! Je n’ai pu m’empêcher d’admirer la technique. L’une derrière l’autre, avec un certain décalage pour laisser bifurquer le vent. En avant, la première de cordée absorbait le coup. Et la dernière qui se détachait du groupe pour aller la remplacer.
Où donc ont-elles appris la leçon? Qui leur a fait découvrir ces lois de la physique qu’elles mettent en application avec beaucoup d’art et d’habileté? Comment font-elles pour se souvenir d’une migration à l’autre de la chorégraphie de leurs déplacements? L’instinct! Elles ont tout cela inscrit au plus intime d’elles-mêmes. C’est rivé dans leurs gènes.
On dit que les oiseaux de basse-cour se mettent à frémir quand ils entendent le concert des oies sauvages. Ils battent des ailes comme pour prendre leur envol et rejoindre la caravane migratoire. Depuis si longtemps domestiquées, les poules ont gardé l’instinct des migrations. Incroyable!
Peut-être en est-il ainsi pour nous-mêmes. Je me surprends à rêver de grands espaces, à imaginer des migrations que je pourrais moi-même accomplir. Le sédentaire en moi n’aurait donc pas réussi à étouffer l’ancien nomade? Le goût de l’ailleurs me serait resté au fond de l’imagination, un ailleurs de liberté? J’aurais besoin de paysages inédits pour continuer la maturation de mon être?
Dans la nature, tous les êtres vivants ont à apprendre les uns des autres. Ils portent des instincts semblables, des aspirations communes. À fleur de peau ou au plus secret de l’être, peu importe. Pendant que les oies m’interpellent, que me disent les orignaux des savanes québécoises, et l’ours qui sort de son sommeil hivernal, et le chaton de Claudine, et les pinsons de Jean-Dominique?
Nous appartenons à un univers qui se déploie comme un grand livre plein de choses à découvrir. Nous en faisons partie, mais il nous habite déjà, cet univers! Nous le portons en nous. Nous le transportons dans nos déplacements. Il s’éveille en nous chaque fois qu’il croise des semblables. Soudain, la terre nous devient familière parce qu’un être se dresse devant nous comme un miroir de nous-mêmes. Tel arbre nous rejoint parce que, déjà, il pousse au jardin secret de notre être. Déjà, il offre son ombre au plus intime de nous-mêmes. Est-ce pour cela que nous trouvons des qualités humaines aux fleurs quand nous parlons de l’humilité de la violette, de la délicatesse du muguet ou de la simplicité du pissenlit?