Prologue p. 13…22
Demain, je quitterai New York.
Une dernière fois, ce soir d’été, je grimpe l’escalier de secours qui barre d’une cicatrice noire la façade de la fraternité Saint-Crispin. Les marches de métal sont brûlantes.
Nous ne sommes qu’en juin mais la canicule est plus accablante chaque jour. Elle s’attarde la nuit, colle à la peau. La sueur perle au moindre geste. L’air est gluant.
La ville bout. Une haleine âcre de goudron chaud monte de son ventre.
Je débouche au sommet des six étages. Le toit du building est une terrasse carrée et nue dont chaque arête mesure une vingtaine de mètres. Son isolation d’aluminium scintille comme un tapis de gemmes.
La plate-forme surplombe le quartier de Melrose dans le South Bronx. Cette agglomération, autrefois, cossue, n’a mérité sa réputation de ghetto que dans les années 1960. Au fur et à mesure que les familles noires et porto-ricaines s’y installaient, les familles blanches déménagèrent. Les services se sont détériorés peu à peu ; les patrouilles de police se firent plus rares ; les ordures jonchèrent les trottoirs ; les agressions et les vols se multiplièrent. L’agonie du Bronx commença. Les propriétaires effrayés recrutèrent des malfrats pour incendier leurs propres immeubles et toucher les primes d’assurance. Trois cent milles appartements furent détruits. Un tiers du South Bronx fut la proie des flammes. L’incendie dura quinze ans. De nouveaux colons investirent le champ de ruines. Ils étaient d’une pauvreté absolue. Sous la cendre chaude couvait le feu du ghetto.
Coté est de mon cloître suspendu, des milliers de points luminescents scintillent, fichés sur les façades obscures des housing projects, les HLM du Bronx. Les orbites jaunes clignent dans l’air qui tremble. Dans ces niches suspendues, des gens s’embrassent, lisent, mangent, regardent la télévision, se parlent, se déchirent, se battent, se tuent. Des milliers de destins empilés les uns à coté des autres, les uns sur les autres.
Les tours s’échelonnent comme celles d’un jeu de construction au contour encré par la nuit. New York est une ville d’enfants trop vite poussés en jambes. Des bouffées de musique, des cris, des paroles arrachées aux écrans bleutés de l’immeuble voisin se mêlent au grondement souterrain de la ville. Des sirènes zèbrent la rumeur sourde.
Vers le sud, au-delà d’une plaine d’ombre, je devins à son halo orangé le skyline de Manhattan, ce collier de buildings rutilants qui se mire dans la Baie.
Coté nord, presque à portée de main, le toit de tuiles de l’église Saint-Crispin et son clocher pointu. Accolé au sanctuaire, l’ancien presbytère, un cube de brique de trois étages, borde la 156ème Rue. En face, un terrain vague transformé en parking, ceinturé de hautes grilles couronnées d’un barbelé tranchant.
Le presbytère est devenu la fraternité Saint-Crispin, le premier couvent des Franciscains du Renouveau.
« Vous désirez suivre le Christ crucifié ? demande le Cardinal O’Connor, l’archevêque de New York, aux huit frères pionniers. On peut prier Dieu au sommet des montagnes enneigées ou sur les rivages de l’océan, mais si l’on veut suivre le Christ jusqu’au calvaire comme saint François d’Assise, pourquoi ne pas descendre au fond des ghettos ? »
Le cardinal leur avait confié une paroisse qui battait de l’aile dans le South Bronx. L’église, le presbytère et son école formaient un bloc de trois immeubles, entre la 155ème et la 156ème Rue, dans le quartier de Melrose. En 1987, les huit aventuriers avaient plongé dans ce borough désolé, au milieu des dropouts – les laissés-pour-compte – et des weirdos – les hors nome -, encerclés par les dealers et les gangs, avec pour seules armes la foi, la pauvreté et la prière.
Dix ans plus tard, ils étaient cinquante.
Le beau livre des Fioretti n’est pas achevé. Des fils de saint François continuent, avec une extrême discrétion, d’en écrire des pages magnifiques à travers le monde.
A ce grand ouvrage, j’aimerais ajouter ces quelques histoires vraies, témoignages simples, « petites fleurs » vécues par ces frères et ces sœurs du Poverello et glanées à leurs côtés.
Face ignorée du Bronx, entr’aperçus fugitivement. Un arbre en fleur dans la ville hostile. Un sourire sur un visage souffrant. Un enfant arraché aux griffes de la mors. Une âme égarée qui retrouve dignité…
L’espérance s’éveille avec l’aube. Les forces de vie et les sources d’amour sont souterraines et cachées. Elles irriguent le monde. Dans certains lieux désolés, leur bruissement est plus perceptible.
Le Christ vit dans le Bronx. Je L’ai rencontré, au fil des jours, en partageant l’existence de ces apôtres qui « annoncent la bonne nouvelle aux pauvres, aux aveugles la lumière, aux captifs la délivrance… » (Luc 4,18).
Ici ou ailleurs, la vie n’est pas toujours rose et les fleurs ne sont pas toutes bleues. Mais elles poussent parfois en enfer, par la grâce de Dieu et pour Sa plus grande gloire. »
« Comment un pauvre des Appalaches révèle
à Bernard sa vocation de frère mineur ? », p95-99
Bernard est un frère mineur à la charpente de bûcheron. Sa voix est profonde et grave. Dans sa barbe brune et fournie, les enfants aiment enfoncer leurs menottes. Fr. Bernard, de ses deux mètres d’altitude, promène un regard bienveillant sur le monde et ses habitants.
Ce jour-là, Bernard musard dans le zoo du Bronx. Une petite fille l’observe depuis quelques minutes déjà. Elle quitte soudain son groupe scolaire et s’approche de lui :
– Hello, Monsieur !
– Hello. Comment tu t’appelles ?
– Tekichah
– C’est très joli. Qu’est ce que je peux faire pour toi, Tekichah ? demainde Fr. Bernard
La fillette plisse le front, réfléchit un instant, et dit :
– Êtes-vous Jésus ?
Bernard éclate d’un rire tonitruant. Le groupe d’élèves fixe le colosse hilare avec étonnement. Celui-ci se penche vers la petite fille et répond :
– Non, je ne suis pas Jésus. Mais, je travaille pour Lui…
Tekichah rejoint le maître d’école et fait son rapport :
– Le grand barbu, il ressemble à Jésus mais ce n’est pas Jésus. Il bosse pour Lui…
Tout le monde ne confond pas frère Bernard avec Jésus. Un soir, il crève un pneu sur la Bruckner Express Way. Il pleut à verse. Un véhicule s’arrête derrière le sien. Sans doute un chic type qui veut offrir un coup de main. L’homme s’approche, découvre, derrière le capot, le colosse barbu avec son pneu de secours dans les mains, sa robe souillée et son capuchon dressé sur la tête. Le secouriste ne demande pas son reste. Il redémarre aussitôt, croyant avoir affaire à un tueur du Ku Klux Klan.
Bernard conte ces anecdotes alors que venons de visiter l’une de ses grandes amies. « Mary du bord de la rivière », comme l’ont surnommée les frères, vit à Yonkers, un quartier chic au nord de New York. Cette jeune femme, âgée d’une quarantaine d’années, au visage fin, aux yeux très clairs, campe avec dix-sept chiens sur un parking de la rive est du l’Hudson, face à une manufacture abandonnée. Quelle blessure secrète a poussé cette décoratrice de métier à devenir une marginale dont le mobile home n’est plus qu’une carcasse transformée en niche géante ? Même les franciscains ignorent son secret.
Mary demeure inconsolable depuis le décès de sa mère survenu il y a quelques mois. Les deux femmes coulaient des jours paisibles dans une cabane, parmi leurs chiens. Des voisins, ne supportant plus les aboiements du chenil familial, ont incendié leur logis de planches. La maman de Mary n’a pas survécu à la méchanceté des hommes. Elle s’est éteinte comme une bougie privée de mèche.
Depuis sa mort, Mary demeure en marge de la société. Elle squatte des places de parking avec sa ménagerie ambulante. Et nourrit ses bêtes en vendant des matériaux récupérés dans les décharges.
Quand frère Bernard a garé son véhicule à coté du campement, les chiens se sont tus. Mary a couru vers le colosse. Elle a posé sa tête sur son cœur. Les frères ont enterré sa mère dans la dignité. Elle ne l’oubliera jamais.
Bernard travaille pour le Christ depuis qu’il l’a rencontré sur un chemin des Appalaches. Sa conversion, il la doit à un pauvre. Il me la raconte à l’ermitage d’Orcharm, durant sa retraite mensuelle. A deux heures de voiture de New York, trois chalets de poupée, éparpillés dans la forêt, permettent aux frères de quitter l’accélérateur de particules de la Grosse Pomme, durant deux jours, et de regonfler leurs batteries dans la solitude et la prière.
Au-delà du bois, au bout de l’immense prairie, derrière l’Hudson, les collines noires de Catskill moutonnent. Le crépuscule embrasse le sommet des montagnes. Frère Bernard remet une bûche dans la cheminée. Il n’y a pas d’autre lueur, dans l’unique pièce du chalet, que celles des flammes qui dansent et de la bougie posée devant la porte du petit tabernacle.
Après des études brillantes dans des écoles huppées de Rhode Island, Bernard refuse d’intégrer l’université de Georgetown, à Washington D.C. Pour une raison : cette université est catholique. Or, les « cathos », Bernard en a par-dessus sa casquette de base-ball. Pacifiste imprégné des lectures de Martin Luther King et de Gandhi, Bernard rejette le monde de mensonges et de compromissions que le Christ a condamné. Pour lui, les chrétiens pactisent avec cloaque dans un baiser hypocrite qui le dégoûte.
Bernard a fui le campus durant une année sabbatique. Il la consacre au relogement de familles pauvres dans les Appalaches. Il se démène du soir au matin pour construire des baraques de bois. La tâche est immense. Une goutte d’eau dans l’océan. « Plus on travaille avec les pauvres, plus on voit ce qu’il y a à faire », dit-il. L’amertume et le découragement le gagnent.
Il aperçoit un jour, sur le bord de sa route, à mille kilomètres de la ville la plus proche, un cabanon d’une pauvreté extrême. Les planches disjointes semblent tenir par miracle. Sur le pas de la porte, un homme lit le journal. « J’ai vu immédiatement qu’il était heureux, se souvient Bernard. Et j’ai aussitôt senti que, moi, je n’étais pas heureux. Je vivais dans les Appalaches pour aider les pauvres : c’était donc à ce pauvre d’être malheureux. Or je constatais le contraire : il était heureux, et pas moi. Il me manquait quelque chose que cet homme possédait. ». Bernard arrête sa voiture, va saluer l’homme heureux et lance la conversation. Très vite, il pose la question qui lui brûle les lèvres :
– Pourquoi êtes-vous heureux ?
– Parce que je connais Jésus répond l’homme.
– Mais moi aussi je connais Jésus ! rétorque Bernard.
– Non, dit le pauvre, en le fixant d’un regard serein. Tu as entendu parler de Jésus, tu sais des choses sur Lui, mais tu ne le connais pas. Tu ne l’as pas encore rencontré…
Désarçonné, Bernard salue l’homme, songeur, et reprend la route à faible allure. Une prière lui vient :
– Seigneur, si tu existes vraiment, je veux te connaître. Je veux te rencontrer. Fais-moi signe !
Subitement, j’ai alors la sensation physique d’une présence à mes cotés, raconte Bernard, et la certitude que c’était Lui. Le Seigneur était là, à coté de moi, aussi réel que l’homme que je venais de quitter. A ce moment précis, j’ai décidé que je Lui donnerai ma vie, quoi qu’il arrive, et que je la Lui donnerais à travers les pauvres. Pourtant, j’étais l’aîné de sept garçons, je rêvais de me marier et d’avoir douze enfants !