Dans la foulée du Ps 88, dont nous avons déjà dit qu’il était le plus sombre du psautier, le Ps 102 est lui aussi une prière faite dans le malheur et, de ce point de vue, en cède bien peu au précédent. Le juste persécuté peint sa détresse dans des couleurs excessivement ombragées. Lui dont les os sont brûlants et le cœur asséché, il se compare à un oiseau vomissant du désert et il n’a pour se nourrir qu’un pain de cendre et pour se désaltérer qu’une boisson à laquelle il mélange ses larmes. Cette supplication a toutes les chances d’être celle d’un Judéen captif en Babylonie, malade et déchiré moralement, d’un priant qui a pensé à lui et à son peuple.
Cette prière est donc celle d’un malheureux et « pour un malheureux qui dans son accablement répand sa plainte devant Yhwh » (v. 1). Ce passage, qui constitue le titre du psaume, est sans contredit une invitation lancée à tous ceux qui, de tous les temps, sont plongés dans le malheur; qu’ils fassent leur et répètent les paroles de cette prière qui mène au large. D’entrée de jeu, la supplication s’élève vers Dieu sous la forme d’un appel à l’écoute et à l’ouverture. Que Yhwh entende le cri du plaignant (« entends ma prière… mon cri »), qu’il ne s’y ferme pas (« ne cache pas loin de moi ta face ») et qu’il réponde (« vite, réponds- moi ») (v. 2-3).
La suite est une lancinante lamentation. À l’aide de métaphores très évocatrices l’orant décrit son triste état de santé et d’âme. Faible et ravagé jusqu’aux os (« mes os brûlent comme un brasier » : v. 4), continuellement souffrant (« j’oublie de manger mon pain à force de crier ma plainte »: v. 5b-6a), moralement abattu, isolé et inquiet, réduit à laisser échapper quelques gémissements à la façon dont les rapaces peuplant les ruines font entendre leurs sinistres hurlements traduisant ainsi leur recherche inquiète de la subsistance (« je suis pareil à la hulotte des ruines » : v. 8) et condamné à subir les outrages de ses ennemis (v. 9), le suppliant est à ce point accablé qu’il n’a plus pour nourriture que pain de cendre (signe de deuil) et il n’a à boire que boisson mêlée de larmes (v. 10). Comme un vent de tempête, il a même été soulevé et rejeté par Yhwh (v. 11). En conséquence, ses jours déclinent comme l’ombre (idée de quelque chose qui fuit sans s’arrêter) (v. 12).
Mais voilà que la perspective change et que l’horizon s’élargit. L’attention se déplace. De la situation du suppliant maladif et moribond, on passe à celle de Sion et de ses habitants, eux aussi dans un état lamentable. Le psalmiste exprime toute sa confiance en Yhwh, Dieu transcendant, qui, de son trône, domine toute la scène. Il a la certitude d’être exaucé, les chances de salut pour Israël sont assurées: de là-haut, Yhwh se dressera, se lèvera majestueusement de son trône, et, attendri pour Jérusalem, il la prendra en pitié (v. 13-14). Sion et son Temple ont été détruits par les Babyloniens, ses édifices sont un tas de ruines, la ville est un champ couvert de pierres; pourtant ces pierres sont précieuses et chéries (cf. v. 15).
La confiance en une restauration est telle qu’elle débouche sur l’action de grâce (v. 16-23). Les païens se prosterneront (craindront) devant Yhwh et les rois verront le rayonnement de sa présence (sa gloire) au Temple (v. 16). Ces événements surviendront lorsque Sion sera rebâtie. Les nations « en seront frappées de stupeur quand elles réaliseront que pour opérer cette merveille Dieu n’aura qu’à se tourner vers le suppliant pour écouter sa supplication (v. 18). Cette merveille sera proclamée et louée de génération en génération (v. 19-23). On en revient ensuite à la lamentation individuelle de l’orant. Il se plaint de son triste sort qui le voue à une mort prématurée. La finale du psaume (v. 25c-29) ramène une nouvelle fois des motifs de confiance. Elle est toute placée en Yhwh créateur, immuable et éternel. C’est en lui que se fonde l’espérance du psalmiste. Le psalmiste, qui vient de gémir, oublie qu’il va disparaître, et ne pense plus qu’à Yhwh, lui qui demeure éternellement et qui saura bien relever les ruines de Sion.
Une relecture de ce psaume a toutes les chances d’éclairer le vécu des personnes qui souffrent et de les aider à convertir leur peine en prière. Car le Ps 102 exploite les thèmes de la solitude et de la brièveté de la vie, deux réalités de l’existence humaine, sur lesquelles se greffent toutes les misères des corps et toutes les déchéances des âmes pour les rendre plus douloureuses encore. Pour les individus comme pour les collectivités, ces réalités constituent le creuset où l’on prend conscience qu’il n’y a de salut, lors des épreuves, que dans le recours à Dieu. Quand tout manque, Dieu subsiste et vient en aide. Le priant parvient donc à dominer ses souffrances par un acte de confiance en Dieu dont il a la certitude qu’il ne l’a pas abandonné pour de bon; Yhwh agréera sa prière.
Il ressort également de cette complainte que le psalmiste prend occasion de sa souffrance pour s’ouvrir à celle des siens, en l’occurrence son peuple, pour lequel il intercède avec confiance dans la certitude qu’il interviendra efficacement en le relevant de ses cendres. C’est donc dire qu’il n’est pas impossible à la personne affligée de toutes sortes de maux de dominer sa souffrance et d’étendre sa prière à tous ceux qui font partie de son univers (proches, parents, amis, groupes d’appartenance, société, etc.). Les vives évocations de la fièvre, de la faiblesse, du dépérissement, de la douleur, du rejet, du désespoir, etc., sont des moyens de partager un fardeau commun et, qui sait, de l’alléger.
La prière pour soi trouve donc à s’intégrer dans la prière pour les autres. La confiance ainsi exprimée s’en trouve enrichie… pour la plus grande gloire de Dieu.