Ils revenaient des grands espaces intersidéraux. Pendant leur périple, ils avaient multiplié les expériences scientifiques. Ils avaient vérifié leurs connaissances et celles d’autres savants. Pour certains, c’était l’aventure de leur vie. Un vieux rêve impossible venait de devenir réalité. Il restait quelques minutes, quelques petites minutes, avant de poser le pied sur la bonne terre qui les avait portés avec des milliards d’autres depuis toujours… ou presque.
Soudain, tout a explosé: la réalité comme le rêve. Quelques secondes auparavant, ils étaient là, sans doute joyeux, heureux du travail accompli, heureux de rentrer et de revoir les proches (dont on s’était éloigné quelques temps à une distance que presque personne n’a franchi depuis la création du monde!) Quelques secondes auparavant, ils étaient là! Puis, plus rien! Plus rien! Des débris ont saupoudré le sol terrestre quelque part en Amérique, puis, plus rien!
Une épouse, un mari, des enfants attendaient joyeusement l’arrivée des héros. Ils avaient hâte de serrer l’époux, l’amie, le père, la fille. Ils entendaient déjà la voix familière leur conter le voyage. La joie a soudain cédé la place à la tristesse. Les larmes ont remplacé le rire. Ils ne sont pas là. Ils ne seront plus jamais là. Un grand vide, aussi vaste que plusieurs grands espaces intersidéraux. L’espace a créé la distance infinie.
Des savants ont suivi le projet scientifique, de près ou de loin. Ils ont la réputation de travailler froidement d’observer et de calculer sans émotion. Certains ont dû cependant pincer les lèvres. On ne perd pas un collègue, un collaborateur, sans un certain frisson. D’autres ont probablement ajouter que la communauté scientifique perdait de bons artisans, des hommes et des femmes de valeur qui auraient pu encore enrichir les connaissances, participer à de nouvelles découvertes, apporter d’autres contributions au devenir de la terre.
Aujourd’hui et dans les jours qui viennent, les journaux publieront leurs noms, des photos, l’analyse plus ou moins détaillée de l’accident. On dira du bien et _ je l’espère _ beaucoup de bien. Mais au-delà, au-delà des attaches amoureuses, au-delà des compétences scientifiques, il y a des hommes et des femmes, des êtres de chair et d’esprit. Ils n’ont pas à être pesés sur la balance des valeurs. Nous n’avons pas à les mesurer, à les compter, à les chiffrer. La vie est là, la vie tout court. Sans les revêtements somptueux des valeurs et des richesses terrestres, une vie toute nue respire en toute gratuité. Elle est vécue dans l’espace et le temps, mais elle les transcende. «Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer, a dit l’écrivain suédois Stig Dagerman. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection.» (Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Arles, Actes Sud, 1989, p. 19.)
Et Dagerman d’ajouter: «Il est […] absurde de prétendre que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L’important est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi.» (Ibid,)
Aujourd’hui, des hommes et des femmes pleurent, regrettent, souffrent, parce que la vie vient de subir un dur coup. Comme croyant, j’ose dire que la vie n’est pas morte, elle n’est qu’absente. Elle attend dans un autre espace hors galaxie, dans un autre temps, un temps intemporel pour ainsi dire. Jusqu’au jour où se rejoindront tous les espaces et tous les siècles, quand l’amour et la science rencontreront l’infini de Dieu.