Vous souvenez-vous du conte d’Alphonse Daudet, La chèvre de Monsieur Séguin? Rappelez-vous l’épisode: « Tout à coup le vent fraîchit. La montagne devint violette: c’était le soir. _ Déjà! dit la petite chèvre et elle s’arrêta fort étonnée.»
Dans À l’heure du Loup, Pierre Morency attire mon attention sur ce «déjà!», petit mot de quatre lettres qui surgit dans la tête de la petite: «Dans toute existence arrive le moment où un être se dit: déjà!? Cela arrive à l’âge où l’on se rend compte que le temps subitement fraîchit, que la montagne de sa propre vie se peuple d’ombres.» (Boréal, 2002, p. 165)
Le mot me monte aux lèvres avec autant d’ambiguïté au moment de franchir le mince, très mince instant qui sépare l’An 2002 de l’An 2003. Déjà!? J’ai l’impression d’être aussi étonné que la petite chèvre. Étonné et joyeux ou bien étonné et angoissé? Étonné avec un point d’exclamation ou avec un point d’interrogation? Je ne sais trop. À vingt ans, je traversais le temps joyeusement. À vingt ans, nous aimons que le temps file. L’aventure de la vie a du mordant quand la vitesse vous rend fébrile. Et que la fin ne pointe pas à l’horizon, qu’elle n’existe même pas dans vos rêves. Mais, plus tard, plusieurs années après vingt ans, l’angoisse ne vient-elle pas avec les ombres qui se glissent dans la montagne de la vie?
J’aime la vie. Vous aussi, j’espère. Nous l’aimons assez pour combattre le malheur et dévorer le bonheur à pleines dents. Nous l’aimons quand la sagesse s’étale sur notre jardin intérieur comme une bruine légère enveloppe et pénètre la terre. Nous l’aimons quand nous dépassons ce que nous pensions être une limite et qui n’était en fait qu’une retenue. Ou un manque d’audace. Nous l’aimons quand des visages attachants surgissent dans le portrait des amitiés et des amours. Nous l’aimons quand les fleurs dégagent leur parfum. Nous l’aimons aussi quand leurs épines nous blessent. La souffrance, la détresse, la peur et combien d’autres fantômes nous rappellent à quel point nous tenons à la vie, à quel point nous tenons à ce qu’elle soit belle et bonne.
Les images de Jour de l’An dessinent souvent un vieillard décharné qui se retire de la scène au moment où un gros bébé joufflu se pointe le nez dans toute sa fraîcheur. L’illustration m’inquiète. Je ne veux pas que 2002 s’en aille. Je souhaite qu’il franchisse le ruisseau vers la nouvelle année, qu’il traverse avec tous ses trésors. Pouvons-nous ranger dans l’armoire de l’oubli les richesses et les beautés de tous ces jours? Pouvons-nous oublier les dures épreuves ou les petits chagrins qui nous ont révélé le prix de la vie?
Non, il faut tricoter ensemble la laine filée au cours de cette année et celle que nous trouverons dans les jours et les mois qui viennent. La vie est un grand châle que nous fabriquons jours après jour. Progressivement, il nous garde au chaud quand le soir vient avec ses fraîcheurs; il nous embellit quand il fait soleil et même quand la pluie est cinglante.
Pour cette nouvelle année, je nous souhaite autant de souvenirs à garder et à partager que de surprises à découvrir. Les «ans neufs» ne sont pas des créations spontanées. Ils ne surgissent pas du chapeau mystérieux et fantaisiste d’un magicien quelconque. Les années se fabriquent à même le matériau qui a forgé les années antérieures, à même les expériences qui marquent nos têtes, nos coeurs, nos corps. La vie s’imprime sur nous en de multiples tatouages indélébiles que l’amour transfigure.
Nos «déjà!» seront-ils joyeux ou angoissés, cette année? Qu’ils soient surtout l’occasion d’engranger les récoltes de ce que nous avons semé jusqu’à maintenant et de préparer l’avenir qui germera au jardin que nous cultivons inlassablement d’année en année.