De l’Esprit Saint, on dit souvent qu’il est le grand oublié de l’Église latine et de sa liturgie. En relisant les textes liturgiques des Heures entre Ascension et Pentecôte, Marie-Josée POIRÉ nous propose d’y reconnaître les signes et les lieux de la présence et du travail de l’Esprit.
Dans le film Les aventuriers de l’arche perdue, le bouillant archéologue Indiana Jones part à la recherche de l’arche d’Alliance disparue depuis des siècles et retrouvée en Égypte par les Nazis. Affrontant mille dangers, il parvient enfin au précieux trésor, objet de toute les convoitises. Mais lorsque Jones ou les Nazis pensent mettre la main sur l’arche, celle-ci disparaît, laissant les bons et les mauvais héros du film vivre l’échec de leurs rêves de possession.
Qu’ont en commun le Saint-Esprit et l’arche dans le film Les aventuriers… ? Beaucoup, en fait. Tous deux sont signes des alliances scellées par Dieu avec son peuple. On ne peut s’approprier aucun d’eux. Et on dit parfois de l’Esprit, comme de l’arche, qu’il aurait disparu, qu’il aurait déserté l’Église latine et sa liturgie pour devenir la figure de Dieu privilégiée dans l’Église orientale et les Églises évangéliques. L’Esprit promis par le Christ comme sa présence vivante à son Église serait-il absent de la portion occidentale de l’Église de Dieu ? Faut-il, comme Indiana Jones cherchant l’arche, affronter mille dangers pour retrouver l’Esprit ?
Point n’est besoin d’aller en Égypte pour chercher l’Esprit. Je vous invite à me suivre pour une visite plus modeste à travers les textes liturgiques des Heures, entre Ascension et Pentecôte, pour découvrir ce que la liturgie nous apprend des rôles et des lieux de présence de l’Esprit Saint .
Les hymnes
L’Office du soir de la veille de l’Ascension annonce l’Esprit comme conséquence du départ du Seigneur (« Il s’en va, mais il demande que l’Esprit, sur toi, descende, qu’il rende forte ta foi ! »). L’Esprit est comme la source vive dans nos déserts (en relation avec le Christ, Soleil de justice ; Office des lectures), l’Amour vivant, l’eau vive que le Fils de Dieu donne à son peuple pour qu’il l’entraîne dans son courant (Office du soir de l’Ascension). L’hymne de Tierce, proposée chaque jour du Temps pascal, invoque « Dieu qui fais toute chose nouvelle, par le vent de l’Esprit… qui nous entraîne en son chant. » À l’Office du soir entre Ascension et Pentecôte est proposée une hymne au Saint-Esprit le présentant comme feu qui consume en nous la paille, vent de l’espérance et de la liberté, rosée et source qui nous animent et nous conduisent vers le Père… ou encore le Veni Creator Spiritu invoquant l’Esprit, Conseiller, Don de Dieu, Esprit de vérité, lumière et force, Défenseur, qui seul peut faire connaître le Père et révéler le Fils.
À la Pentecôte, les hymnes Esprit qui planes, Amour qui planais et Ouvrez vos coeurs déploient poétiquement le rôle de l’Esprit dans l’économie du salut : la création et la re-création en Christ ; par l’Esprit, de nous vers le Père et du Père vers nous ; l’Esprit, genèse et vent, force d’engendrement ; amour qui agite aujourd’hui les eaux enfouies de nos baptêmes pour nous faire resurgir dans sa vie… L’Esprit Saint est comme un espace ouvert où se rassemble la communauté célébrante, l’air qu’elle respire et le souffle qui la met en état de prière.
Les antiennes
Entre l’Ascension et le VIIe samedi, l’Esprit n’est pas nommé. Faut-il s’en étonner, compte tenu que l’Église lit christologiquement les psaumes (la prière de l’Épouse à l’Époux ou du Christ Tête et Corps au Père) ? Les antiennes de Pentecôte, à la fois christologiques et pneumatologiques, sont construites en gradation (ainsi l’Office des Vigiles : 1. évocation des Apôtres réunis au jour de Pentecôte ; 2. affirmation que l’Esprit, feu partagé en langues, s’est posé sur chacun ; 3. parole du Christ annonçant que « l’Esprit qui procède du Père témoignera du Fils »). Cette construction se retrouve à l’Office des lectures (développant la présence cosmique de l’Esprit) et à l’Office du soir. Les antiennes du milieu du jour développent le rapport Christ-Esprit et son effet pour la mission. Quant à celles du matin, elles décrivent des « effets » de l’Esprit : le souffle du Seigneur en nous est bon, les sources et les fontaines (allusion au symbolisme « aquatique » de l’Esprit) chantent la louange de Dieu, les merveilles de Dieu sont proclamées par les apôtres.
Les lectures bibliques
Durant ces onze jours, la liturgie ouvre largement « le trésor de la Sainte Écriture » pour parler de l’Esprit. Les trois Heures proposent des extraits des Actes, de Romains, de Galates, de 1 et 2 Corinthiens, d’Éphésiens et de Tite mettant en relief le rôle de l’Esprit, ses effets, ses dons. Mais tous les extraits du Nouveau Testament ne sont pas axés sur l’Esprit. L’autre insistance en cette semaine qui suit l’Ascension (et peut-être est-ce la ligne directrice) est la mort et la résurrection du Christ, vie nouvelle pour qui passe par sa pâque avec lui (Romains).
Les lectures bibliques proposées à l’Office des lectures, après l’interruption de l’Ascension (Éphésiens 4, 1-24, insistant sur l’unité du Corps du Christ dans l’Esprit par le lien de la paix) poursuivent la lecture des Lettres de Jean, centrées sur l’amour mutuel enraciné dans l’amour de Dieu. À la Pentecôte est proposé un extrait du chapitre 8 de Romains, où Paul articule le rapport de filiation entre Dieu et la personne croyante, dans le Christ, par l’Esprit.
Les lectures patristiques et magistérielles
Le choix des lectures, axées sur l’Esprit Saint, fait preuve d’audace et de variété : l’Ascension et l’Esprit Saint fortifient notre foi (Léon le Grand, VIe vendredi) ; union dans le Saint Esprit, gloire reçue par le Christ dans son humanité, gloire que nous recevons aussi et qui fait de nous la « colombe parfaite » (Grégoire de Nysse, VIIe dimanche) ; l’eau à la base de tout est symbole de l’Esprit Saint (Cyrille de Jérusalem, VIIe lundi) ; les dons de l’Esprit, source de sanctification, rayon de soleil qui illumine et de qui vient le comble de ce qu’on peut désirer : devenir Dieu (Basile de Césarée, VIIe mardi) ; envoi de l’Esprit pour sanctifier l’Église… accès au Père, par le Christ, dans l’unique Esprit, qui habite l’Église, la dirige, la renouvelle… (Lumen Gentium, VIIe mercredi) ; pour que nous devenions participants de la nature divine, nécessité de l’union et de la participation à l’Esprit Saint (Cyrille d’Alexandrie, VIIe jeudi) ; baptême dans la profession de foi au Créateur, au Fils unique et à celui qui est Don ; rôle de l’Esprit, don du Christ qui demeure en nous, réconforte l’attente et est gage pour l’avenir (Hilaire de Poitiers, VIIe vendredi) ; l’Église rassemblée par l’Esprit : c’est son unité qui parle toutes les langues (une homélie africaine de Pentecôte, VIIe samedi) ; envoi de l’Esprit sur le Fils, sur les apôtres, sur nous… il est le Paraclet qui nous adapte à Dieu et nous aide à faire fructifier la pièce reçue pour la rendre multipliée au Seigneur (Irénée de Lyon, Pentecôte).
Ces textes mettent en relief la richesse et la diversité des compréhensions et des manières de nommer les rôles de l’Esprit dans l’économie du salut, dans l’Église et les croyants. Plusieurs proposent aussi des méditations développées sur la Trinité.
Les répons
Les répons reprennent une harmonique des lectures pour proposer une « manducation de la parole ». Lorsque le texte insiste sur le rôle de l’Esprit, le répons va souvent dans le même sens. Le répons de l’Office du soir proposé tous les jours entre les VIe et VIIe vendredi présente toujours la même forme : une évocation de l’Esprit mise en parallèle avec une question. La dynamique évocation-question illustre le rôle souvent contradictoire en apparence de l’Esprit : « Toi, la paix que rien ne trouble… Comment es-tu / La guerre au coeur de l’homme ? » (VIIe vendredi) Ce jeu entre Parole et répons dit que l’Esprit est plus une question qui est posée, une dynamique par laquelle se laisser prendre, qu’une réponse définitive et une sécurité.
Les répons de Pentecôte proclament les promesses du Christ et la réalisation du don de l’Esprit… en mettant ces promesses et cette réalisation au présent. L’Esprit, donné jadis aux apôtres, est donné dans l’aujourd’hui de la communauté célébrante.
Les prières de louange et les intercessions
Les intercessions, adressées au Père ou au Fils (celle de l’Office du matin du VIIe samedi est une supplication litanique à l’Esprit), présentent souvent un double mouvement : rappel d’une action de salut de Dieu ou du Christ, demande que celle-ci soit renouvelée aujourd’hui. Ainsi, à l’Office des Vigiles de l’Ascension, on rappelle l’incarnation par la force de l’Esprit et on demande que, par l’Esprit, le Christ fasse passer les disciples de ce monde au Père. Le Christ, entré dans sa gloire, peut accomplir ce qu’il a promis : à celui qui a créé l’Église par le don de l’Esprit, on demande de la vivifier par l’Esprit, de la rajeunir, la renouveler, la purifier, la fortifier, la rassembler par lui dans l’unité. Les énumérations des actions de l’Esprit dans les oeuvres humaines soulignent son rôle d’inspiration, d’animation et de vivification du Corps ecclésial et des baptisés.
Les intercessions du soir de Pentecôte rassemblent comme en une gerbe les rôles de l’Esprit évoqués par les intercessions. Elles rappellent l’actualité de la Pentecôte et supplient aujourd’hui d’envoyer l’Esprit qui fera toute chose nouvelle. Elles évoquent la création initiale, la re-création dans le Christ et demandent que l’Esprit renouvelle la face de la terre. Donné à l’Église, il lui permet de « régénérer le monde » . La délivrance est promise par le don de l’Esprit : les intercessions demandent de passer de la haine à l’amour, de la guerre à la paix, de la douleur à la joie. L’Esprit a donné le goût de la gloire de Dieu ; les défunts peuvent connaître la joie éternelle.
Si l’Église croit comme elle prie, les intercessions proclament la foi en Dieu qui sans cesse crée et recrée le monde par l’Esprit. L’Église dit dépendre radicalement du Père, du Fils et de l’Esprit. Elle envoie les priants et les priantes transformés par l’Esprit poursuivre l’oeuvre de salut et invite l’humanité à marcher avec eux vers le Père, vivant de la vie du Fils, animés par le même Esprit.
Les oraisons
Entre Ascension et Pentecôte, les oraisons, adressées au Père, font mémoire du Mystère pascal global – vie du Christ, passion, mort et résurrection, Ascension, Pentecôte – qui se poursuit dans le temps de l’Église jusqu’à son accomplissement définitif. Déjà, désormais, maintenant, aujourd’hui… Ces mots disent que la prière liturgique de l’Église nous inscrit dans un nouveau temps. Nous devenons contemporains des apôtres et de l’Église de tous les temps qui, de tout temps, a reçu l’Esprit. Nous vivons déjà dans la gloire en espérance (Ascension) ; l’aujourd’hui de la célébration continue en nous « l’oeuvre d’amour entreprise au début de la prédication évangélique » (Pentecôte). Aujourd’hui… C’est de notre présent qu’il s’agit, de ce présent où nous supplions Dieu de garder la Pâque du Fils présente dans toute notre vie (VIIe samedi). L’Esprit, don reçu au présent, présent de Dieu qui nous transforme par ses dons (VIIe jeudi) fait de notre temps le temps où déjà, nous vivons de la vie de Dieu. Quelque chose de la vie éternelle (VIe vendredi) pour laquelle nous avons été recréés commence déjà aujourd’hui.
L’Esprit Saint et le Mystère pascal aujourd’hui
Il est quasi criminel d’ainsi ramasser les petits bijoux théologiques et littéraires que sont les oraisons. Mais cette relecture met en évidence le mouvement fondamental de la liturgie des Heures comme de toute liturgie : ce qui est central, c’est le mémorial du Mystère pascal, sous toutes ses facettes. Ce parcours sur l’Esprit Saint l’illustre. S’il est possible d’écrire un traité de pneumatologie à partir des rôles et des lieux de « présence » de l’Esprit dans la liturgie des Heures entre l’Ascension et la Pentecôte, on ne peut le faire sans rappeler le lien entre le Père, le Fils et l’Esprit, le lien entre passion-mort-résurrection-Ascension du Christ et Pentecôte.
L’Esprit, accomplissement de la promesse du Fils, donné aujourd’hui comme hier, fait d’aujourd’hui le temps où le Mystère pascal se vit au présent. Celui-ci n’est pas un événement historique rappelé ou un pieux souvenir. Comme le dit l’oraison du VIIe samedi, ce qui est demandé au Père, au terme des fêtes pascales, c’est que « nous gardions la Pâque du Christ présente dans toute notre vie », que celle-ci, personnelle et ecclésiale, soit saisie par le Mystère pascal vécu par nous aujourd’hui. C’est l’Esprit Saint, présence de Dieu, qui le réalise.
Pas plus qu’Indiana Jones dans Les aventuriers de l’arche perdue ne réussit à mettre la main sur l’arche, nous ne saisirons l’Esprit Saint. Esprit des tensions, des paradoxes, il échappe aux discours tentés de le définir, aux désirs qui veulent le capturer. On le reconnaît comme…
l’Inconnu par qui, pourtant, tout devient connu…
le Non-Révélé par qui toute révélation devient possible…
le Non-Compris qui ouvre toute compréhension…
le Non-Personnifié qui donne et atteste l’identité…
le vent, le feu, l’eau vive de Dieu…
la Sagesse et le souffle qui donne vie à toute parole…
celui sur qui nous n’avons pas de prise mais par qui Dieu vient nous prendre tout entier…