Depuis une trentaine d’années, au Québec, les façons de vivre la mort et le deuil ont changé. Comment les nouvelles situations que vivent les personnes, comme les communautés sociales et ecclésiales, influencent-elles les pratiques liturgiques autour de la mort ? Quels rôles la liturgie peut-elle jouer dans l’expérience de la mort et du deuil ? CÉLÉBRER LES HEURES a demandé à Raymond Lemieux, professeur d’histoire du christianisme et de sociologie de la religion à la Faculté de théologie de l’Université Laval, de nous aider à amorcer cette réflexion.
Un étudiant ayant vécu plusieurs années en Inde me posait récemment la question suivante : « D’après vous, qu’est-ce qui est le contraire de la mort ? – La vie, lui rédondis-je. – Eh bien non. Le contraire de la mort, c’est la naissance… Et la mort et la naissance font partie de la vie. Si vous aviez vécu en Inde, vous sauriez cela ! »
Un peu honteux, non pas de mon inexpérience en Inde, mais de m’être bêtement fait prendre, je me suis dit que décidément, en Occident, nous avions perdu le sens de certaines réalités. Comment en est-on arrivé là ?
La mort, au miroir de la vie…
Il y a 30 ans, l’historien Philippe Ariès lançait, dans une expression lapidaire, une idée qui mérite encore réflexion : « la mort inversée ». Que faut-il entendre par là ? Tout simplement que les sociétés modernes, dans leur culte de la rationalité technicienne, ont si radicalement transformé l’expérience de la mort que les pratiques communes à son égard sont désormais à l’opposé de ce qu’elles étaient autrefois.
L’histoire nous donne les principaux éléments de cette inversion. Dans les sociétés traditionnelles, à forte densité communautaire, aux familles élargies mais à faible espérance de vie, la mort était omniprésente. Toute personne la rencontrait dès ses premières années d’existence. Son visage était, pour ainsi dire, familier, quoique, bien sûr, rebutant. Aussi a-t-on développé beaucoup de rituels, sinon pour en conjurer la menace, du moins pour en dissiper les effets trop pénibles. Dans les sociétés d’aujourd’hui, les groupes familiaux étant devenus restreints et l’espérance de vie des individus s’étant beaucoup allongée, l’expérience de la mort est devenue paradoxalement déroutante. D’un côté, on sait que personne ne peut l’éviter. Mais de l’autre, on organise sa vie de telle sorte que la conscience en est reportée toujours plus loin, évacuée. Comme d’ailleurs est effacé tout ce qui évoque la souffrance, la peine, la limite. Soumis aux impératifs communs de réussite, de progrès, de réalisation de soi, seuls capables de donner sens au quotidien, chacun fait comme s’il pouvait repousser indéfiniment sa destinée ultime.
Aussi la bonne mort a-t-elle changé de visage. Celle d’autrefois, pour laquelle on apprenait à prier dès le plus jeune âge, n’était certes pas toujours douce (même si on priait aussi pour être épargné de la souffrance), mais elle était toujours accompagné de paroles échangées, dans l’affection comme dans la douleur et les déchirements : dernières paroles du mourant guettées par les proches, paroles de compassion attendues de la communauté, paroles de salut annoncées par les ministres de l’Église, paroles rituelles de la prière et de la liturgie. Aujourd’hui, la mort laisse bien peu de place à la parole. On meurt d’une maladie, dans un milieu aseptique, contrôlé par la rationalité médicale, ou bien encore d’un accident. L’événement représente, dans un cas comme dans l’autre, la ratée d’un système : celui d’une technologie encore à parfaire ou l’irruption d’une altérité sauvage et cruelle, hors contrôle. Il ne peut dès lors être reçu que comme déraison, désordre, non-sens. Il donne lieu, certes, à des paroles d’experts, mais celles-ci circulent en circuit fermé ; elles ne s’adressent pas à la souffrance vécue mais visent plutôt le rétablissement de l’ordre momentanément brisé, celui de la santé et de la performance.
Sens et non-sens
Il n’est évidemment pas question ici de dénigrer les processus techniques gérant la mort, avant, pendant ou après, soit dans l’accompagnement du mourant, la disposition de la dépouille ou le travail de deuil. Bien au contraire. La rationalité technique doit être célébrée quand elle permet aux êtres humains d’accéder à de nouvelles possibilités de vie. Et personne ne voudrait revenir 100 ans en arrière ! Cependant, il faut aussi saisir une autre dimension de cette réalité.
Quand la rationalité technique oublie ses finalités, quand elle « tourne sur elle-même » et s’emballe dans sa logique univoque, elle produit des effets pervers. La médecine, par exemple, complètement engagée dans sa lutte contre la souffrance, peut en arriver à oublier les sujets pris dans cette souffrance et à dénier, au nom même de sa rationalité, le sens qu’ils pourraient donner à leur maladie et à leur mort. Dans la salle d’intervention chirurgicale et la chambre aseptisée de l’hôpital, tout parasite doit être éliminé. Or les questions angoissantes sur le sens de sa vie ne sont-elles pas de cet ordre ? Il faut parfaitement contrôler l’environnement pour contrôler l’évolution de la maladie. Mais en faisant ainsi du corps malade un objet, ne risque-t-on pas de bannir tout ce qui, par ailleurs, permet à ce corps d’accéder à la dignité d’être humain ?
Qu’est-ce qu’un humain, en effet ? Sinon celui qui, du lieu de son corps unique, donc de ses limites, de son manque et de sa souffrance, existe en tant que sujet par les relations qu’il entretient avec les autres, dans le libre jeu des intersubjectivités qui se nouent autour de lui. En quoi est-on humain sinon par les paroles échangées, les affections tissées et dénouées, les manques avoués, les deuils assumés ? Autrement dit par tout ce qui, du strict point de vue de l’efficacité technique, est parasitaire.
On pourrait discuter longtemps, ici, de la primauté théorique du sujet ou de l’objet dans l’ordre humain de la réalité. Disons simplement, pour couper court, que l’un ne vaut rien sans l’autre. Subjectivité et objectivité, isolées l’une de l’autre, n’ont pas de sens. Les problèmes (humains) de la technique ne viennent pas de sa trop grande efficacité ou de sa (supposée) froide rationalité. Ils surviennent quand les subjectivités qui l’animent sont oubliées, quand les désirs, les paroles signifiantes (belles ou moins belles), les souffrances, les aspirations, voire les utopies de la condition humaine sont mis à l’écart. Dès lors, le totalitarisme de l’objectivité – servi par la rationalité technique – devient tel qu’il n’y a plus de place pour l’humain. L’humain devient le rouage d’une machine en fonctionnement. Et cette machine devient non-sens.
Retrouver le sens des rituels
Voilà l’enjeu majeur du débat qui se joue désormais entre les « gestionnaires » et les « liturgistes » : la possibilité et la place de la parole. Parole sensible, parole sensée, parole de sens. Parole sensible, celle qui, loin de s’imposer par des savoirs techniques ou des pouvoirs magiques, prend le risque d’écouter l’autre et vibre à sa souffrance. Parole sensée, celle qui cherche la vérité des sujets impliqués ensemble dans l’aventure de la vie et du partage de quête. Parole sensée, celle qui, du lieu même de la maladie, de la souffrance et de la mort, là même où l’absurde semble s’installer, travaille sans cesse à reconstituer des lieux signifiants de coexistence humaine. Parole de sens, celle qui, attentive aux singularités de chacun, repose sans relâche les questions qui restent, au-delà des lieux communs, au-delà des déchirures comme des satisfactions.
L’expérience de la mort, aujourd’hui comme hier, représente pourtant une occasion privilégiée de parole : une fois brisée les conformismes du quotidien, il faut bien reconstituer les tissus vitaux de l’existence. Dans l’expérience de la perte, chacun est amené à reconsidérer ce qui le fait vivre. C’est là travail de deuil, comme disait Freud, moment fort de l’existence qui consiste à recomposer la convivialité (le vivre avec les autres) abîmée par la rupture. Sans doute-est-ce pour cela qu’on se rassemble au chevet d’un mourant ou devant la dépouille d’un proche.
Aux funérailles, notamment, se retrouve alors une communauté – chose rare désormais –, celle des personnes touchées par un même événement et qui, autrement, sont dispersées par les exigences de la vie. Or une telle communauté est ainsi parce qu’elle représente un lieu de singularité humaine : une histoire imbriquée, un réseau partagé, des émotions communes. Elle marque un espace social particulier où, pour un temps, des sujets sont appelés à redevenir conscients de leur interdépendance et de leur commune humanité.
Certes, les responsables des communautés chrétiennes sont généralement au fait de cela. Ils ont du moins à la bouche un vocabulaire tout préparé, éprouvé, de célébration de la vie : la grâce, l’éternité, le salut, les bontés de Dieu, l’amour, l’espérance, la foi, etc. Deux mille ans de christianisme ont donné à ce discours une très grande richesse : à preuve les nombreuses oeuvres d’art qu’il suscite encore aujourd’hui. Mais le vocabulaire le plus riche peut aussi être banalisé quand il exile la singularité des sujets auxquels il s’adresse. Il devient alors une langue de bois. La parole liturgique s’y réduit à une technicité. Elle devient une machine célébrante dont les significations, suppose-t-on, pourraient se reproduire automatiquement, comme si on pouvait « cloner » des effets de sens. Dès lors, pour la plupart de ceux et celles qui la reçoivent, elle a d’évidence cessé d’être une parole vivante.
Comment peut-on, alors, éviter cette impasse ?
Rien d’autre que par l’écoute. L’écoute, c’est-à-dire l’attention active à la souffrance, au manque, à la subjectivité vécue. Et certes, cette écoute implique normalement, dans un premier temps, de se taire, de laisser parler les autres. La parole liturgique ne doit surtout pas être un moyen d’arrêter la parole ordinaire, celle qui cherche sa vérité et qui, en conséquence, ne s’exprime jamais que d’une façon insuffisante. Elle doit au contraire donner à cette parole ordinaire un accompagnement, une possibilité d’épanouissement. Une liturgie vivante est celle qui parle avec le peuple, non pas à sa place et encore moins sans tenir compte de ses singularité. Sinon, elle ne pourra jamais être ce qu’elle veut être : une parole signifiante.
L’expérience contemporaine de la mort nous oblige à reconsidérer ces réalités somme toute élémentaire. On objectera, certes, qu’un rituel est un langage déjà-là, qu’il n’appartient pas aux individus mais aux collectivités historiques, qu’on ne peut en un tournemain le redéfinir en fonction de contingences subjectives. Cela aussi est vrai. Le débat actuel autour des demandes de rituels personnalisés est significatif à ce propos : à la limite, si chacun développait son propre rituel, il n’y aurait plus de rituel.
Mais justement, ce paradoxe même cerne le défi de la parole liturgique : inscrire dans la tradition, dans la mémoire d’une quête de sens qui se prévaut de toute l’histoire chrétienne, l’aujourd’hui même de cette quête, telle que les communautés singulières, réunies par l’expérience de la mort, sont en train de la vivre. Dès lors, il n’y a pas de liturgie banale. L’enjeu d’une parole liturgique est bien de l’ordre de la création : présider à la naissance dans l’accompagnement de la mort. C’est-à-dire célébrer la vie là même où, d’un point de vue exclusivement technique, il n’y aurait que gestion de la mort.
Si l’essence de l’humain est bien d’établir avec les autres des relations qui supposent la vérité de son être, la perte, telle que vécue dans la maladie et la mort, est de l’essence de l’expérience humaine. Le métier de vivre, comme disait Pavese, est-il autre chose qu’un travail de deuil dont l’enjeu est d’assumer la limite, la rupture, la blessure du désir, pour sans cesse recommencer à mieux vivre ?
Quand la réalité de la perte s’impose, cependant, quelque chose devient impossible : les formes selon lesquelles on avait pu imaginer la convivialité ou en convoiter les fruits s’avèrent illusoires. Pour continuer à vivre, il faut donc recommencer, faire de nouveau l’acte de foi fondateur qui pose le sens comme l’objet d’une quête à jamais inachevée, au-delà des illusions, y compris celles des rationalités gestionnaires et techniciennes qui prétendent éliminer la souffrance, combler le manque et dépasser les limites. Cet acte de foi anthropologique nous renvoie dès lors au coeur même du mystère chrétien, qui n’est rien d’autre ici que la volonté d’assumer le paradoxe humain.