La recherche spirituelle est comparable à la descente d’un fleuve étranger ou la remontée d’une rivière inconnue. Elle est comme une aventure sur une mer largement imprévisible. On y rencontre parfois des nappes de brouillard et des saisons inquiétantes sans vent porteur et sans pluie bienfaisante, auxquelles succèdent des temps de tempête ou des semaines lumineuses. De grands récits initiatiques, comme l’Odyssée, illustrent la solitude du héros qui parcourt mer et monde cherchant à atteindre sa véritable demeure.
Sur la plupart des cours d’eau ou même sur les côtes des mers et océans, on trouve des balises à la navigation. Flottant sur l’eau ou se dressant sur des éperons rocheux, humble veilleuse tantôt verte, tantôt rouge, ou phare puissant projetant son faisceau dans le lointain, les balises guident les pilotes. Elles signalent les écueils ou les récifs sur lesquels on pourrait venir se briser, les courants ou tourbillons qui pourraient faire perdre le contrôle de l’embarcation, les hauts fonds sur lesquels on pourrait s’échouer. Elles rassurent.
Les balises ne dictent pas la navigation. Elles doivent être interprétées, décodées. Le pilote décide de sa vitesse ou de l’angle d’approche suivant d’autres facteurs plus ou moins significatifs : force des vents et hauteur des vagues, nature du voyage, le type d’embarcation et de son chargement.
La voie de la spiritualité ne ressemble ni à un canal aux rives bien délimitées, ni à une autoroute le long de laquelle on a multiplié les panneaux de signalisation. Jésus avait une manière très abrupte de le dire : « Entrez par la porte étroite. Car large et spacieux est le chemin où on se perd et la plupart le prennent; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui conduit à la vie, et un petit nombre le trouvent » (Matthieu 7 13-14). Comment donc s’y retrouver ?
Les traditions religieuses et les courants philosophiques servent depuis toujours de points de repère comme de relais dans le voyage intérieur. D’où l’importance de s’y rattacher, même pour un temps, non pas en observateur distant mais sérieusement, à titre de disciple. Toutefois, de même que le commandant ou le pilote, interprétant les balises, demeure à bord maître après Dieu, de même revient-il à chacun, chacune d’assumer ses choix, ses refus et ses orientations à partir de sa conscience. Mais comment cette conscience s’éduque-t-elle ? Car on se trouve ici dans le domaine de la conviction plus que de la certitude.
Selon les recherches de James Fowler, notre rapport aux balises dans le domaine spirituel et religieux varie suivant les étapes de notre cheminement. Pendant une étape importante et assez longue, nous nous fions à ceux qui ont fait la route avant nous et qui font figure d’autorité, comme un marin qui s’en remettrait prudemment aux cartes et aux bulletins officiels de la météo même lorsqu’il aurait envie d’apprécier autrement la situation.
Dans le domaine spirituel, nous prenons comme balises fiables les autorités religieuses, les livres sacrés, les dogmes, la tradition. Il arrive ensuite à certains, qui en viennent à estimer que ces cartes, respectables mais relativement anciennes, ont une utilité toute relative dans un monde où les frontières ne cessent de se déplacer et les côtes d’être refaçonnées, de s’en remettre davantage à leur jugement personnel, à leur rectitude interne et à leur intuition, assumant le risque de commettre une erreur qu’il sera toujours possible de reconnaître et de corriger.
Après quelque temps, il en est parmi eux qui modifient le sens même du voyage, comprennent qu’il ne faut peut-être pas absolutiser la destination, que l’essentiel du voyage réside justement dans le fait d’être en mouvement et qu’une profonde solidarité unit tous les voyageurs quelles que soient leurs embarcations, leurs cartes ou leurs instruments de navigation.
Quel que soit le stade où ils se trouvent, cependant, pour les chrétiens, la référence, le phare, la balise, c’est le Christ. Pour eux, il est bien moins important d’avoir beaucoup de connaissances religieuses que de s’engager dans une relation vivante avec le Vivant. Alors prend sens la parole que lui attribue l’évangéliste Jean quand il le présente comme un berger : « Il marche devant les brebis et elles le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix. Elles ne suivront pas la voix d’un étranger, elles le fuiront au contraire, parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (10 4-5).