Nietzsche ne voyait pas du tout la pertinence de Dieu dans sa vision de l’être humain et du monde. Marx le classait parmi les drogues hallucinogènes. Il annonçait sa disparition à mesure que les consciences s’émanciperaient. Freud proposait de s’en libérer puisque, selon lui, il n’est tout au plus qu’un placebo.
Ces grands ténors de la parole et de la réflexion ont jeté le doute dans les esprits. Le soupçon même. On a cru alors que Dieu était en train de rendre le dernier souffle. Bien plus, l’odeur d’un cadavre en putréfaction planait à la fin des années 60. Dieu était bel et bien mort, au dire des philosophes, des sociologues et même des théologiens. Disparu, enterré plusieurs mètres sous la Cité séculière (Harvey Cox). La science prenait enfin le dessus avec ses preuves et ses absolus. La technique pouvait fournir de l’utile et du palpable. Sur la scène du monde, on assistait à la «sortie» de la religion (Marcel Gauchet) sans applaudissement ni ovation.
C’était évident, croyait-on. L’urbanisation tapait fort sur les bons paroissiens qui consentaient facilement à flâner ailleurs qu’à la messe. Dans les églises, le vide laissé par le départ de Dieu passionnait moins que les «dix-huit trous» d’un terrain de golf. Les institutions, surtout les vénérables et les séculaires, traînaient de la patte. Parmi elles, les Églises passaient sous le rouleau compresseur. Les croyants orientaux qui jusque-là se préservaient bien de la contamination de l’Occident _ les musulmans, les juifs, entre autres _ se laissaient séduire par le modernisme. La société de consommation imposait ses dieux. Prêtres et gourous étaient condamnés au recyclage ou à la disparition. «Ajoutons la transformation du statut de la femme, l’émergence d’une civilisation de loisirs, l’omniprésence des médias qui façonnent les esprits!» (Henri Tincq, dans Le Monde, 26 novembre 1999)
À l’approche de l’an 2000, des chorales, de plus en plus nombreuses, ont chanté en polyphonie le bon mot d’un grand intellectuel (athée par surcroît!): « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas». Quel beau refrain pour revigorer une espérance en voie d’extinction et faire jubiler les nostalgiques du bon vieux temps! André Malraux s’est défendu d’être allé aussi loin dans le prophétisme et la révélation divine: «Je n’ai jamais dit cela bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire.» (Entrevue télévisée française, Le Point, 10 novembre 1975)
Quel qu’en soit l’auteur, la chanson semble trouver preneur. Des troupes de guerriers se lèvent au nom d’Allah pour combattre les débauchés de l’Occident. Des courants ultra-orthodoxes font du tapage dans les rangs du judaïsme. Pendant que Jean-Paul II canonise la moindre graine de saint, des islamistes se chargent eux-mêmes de s’auréoler du martyre, entraînant avec eux l’ennemi pervers. Les jeunes font du camping à Toronto, à Rome, à Paris et prochainement à Cologne au nom du Christ. Sommes-nous en train de vivre Le retour de Dieu (Harvey Cox, celui qui autrefois annonçait la mort de Dieu!)? Et même La revanche de Dieu (Gilles Képel, 1992)? Dieu qu’on croyait mort n’était peut-être qu’en voyage sur une autre planète. Qui sait?
N’allons pas trop vite. Le club des prophètes a déjà son quota. Avançons seulement ce qui nous semble moins fragile. Le pluralisme des quêtes de sens a fait son nid sur la planète. N’espérons plus la mise en place d’une religion unique. «Plus personne ne peut dire: voici la tradition vraie, voici la Vérité. Parce que le régime de la Vérité a changé. Désormais, c’est l’individu qui est au centre, qui produit lui-même son propre système de significations, conduit ses expériences, exprime ses aspirations.» (Danièle Hervieu-Léger, citée par Henri Tincq dans Le Monde, 26 novembre 1999)
Les grandes religions sont secouées dans la tempête. Elles participent au déclin des institutions traditionnelles. Avec elles, elles perdent des plumes. Mon Église n’a plus le panache rutilant. Faut-il en pleurer? Faut-il regretter une époque où la foi chrétienne semblait plus respectée? Au moment du Concile Vatican II, nous avons souhaité devenir une «Église servante et pauvre». Pas par goût d’humilité ou besoin de sobriété. Simplement pour épouser la fragilité de notre chef. N’y a-t-il pas au centre même de notre foi la mort tragique de celui que nous voulons suivre? N’y a-t-il pas au coeur de son message un appel à ressembler aux enfants jusque dans leur faiblesse même? C’est scandale, clament certains; folie, rétorquent d’autres! Bien sûr! Mais c’est l’option de Jésus Christ, derrière laquelle nous reconnaissons la sagesse et la puissance de Dieu. «Heureux les pauvres, car le royaume des cieux est à eux.»