Constitution fondamentale
Alors Pierre, s’avançant, lui dit : « Seigneur, combien de fois devrai-je pardonner les offenses que me fera mon frère ? Irai-je jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répond : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix-sept fois. A ce propos, il en va du Royaume des Cieux comme d’un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. L’opération commencée, on lui en amena un qui devait dix mille talents. Cet homme n’ayant pas de quoi payer son dû, le maître donna l’ordre de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ces biens, et d’éteindre ainsi la dette. Le serviteur alors se jeta à ses pieds et prosterné il disait : « Consens-moi un délai et je te rendrai tout. » Apitoyé, le maître le relâcha le serviteur et lui remit sa dette. En sortant, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers ; il le prit à la gorge, le serra à l’étrangler et il lui disait : « Rends tout ce que tu dois. » Son compagnon alors se jeta à ses pieds et le suppliait en disant : « Consens-moi un délai et je te rendrai. » Mais l’autre n’y consentit pas ; au contraire, il s’en alla le faire jeter en prison, en attendant qu’il eût remboursé son dû. Ses compagnons, témoins de cette scène, en furent bien navrés et ils allèrent raconter toute l’affaire à leur maître. Alors celui-ci le fit venir et lui dit : « Serviteur méchant ! toute cette somme que tu me devais, je t’en avais fait remise, parce que tu m’avais supplié ; ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon comme moi j’ai eu pitié de toi ? » Et dans son courroux, son maître le livra aux tortionnaires, jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout son dû. C’est ainsi que vous traitera mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »
Commentaire :
A la vue du titre, beaucoup penseront retrouver un commentaire sur les fondements historiques de leur vie religieuse et de leur spiritualité. L’Évangile de Matthieu comporte en son quatrième discours intitulé « Discours ecclésiastique » (18) les règles fondamentales qui doivent régir l’Église de Jésus et les relations entre frères et sœurs de la communauté ecclésiale. Le passage de ce dimanche est concentré sur le pardon fraternel. Après la préoccupation de convertir le coupable, celle du pardon occupe donc une place de premier choix. Mais quel progrès enregistré depuis le temps de Caïn et Abel ! (Gn. 4)
LE PARDON FRATERNEL
Avec l’évangile de Jésus, tel que rapporté par l’évangéliste Matthieu, nous atteignons à une très grande perfection au sujet des relations fraternelles. Le vieux Lamech (Gn. 4 : 24) avait un chant d’une férocité tribale peu ordinaire : « Femmes de Lamech, écoutez ma parole : J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamech le sera septante fois sept fois. » Dieu se devait d’intervenir et il n’y manqua point dans la suite des temps. La loi du Talion s’imposa avec toute la casuistique possible : « Œil pour œil, dent pour dent. » (Lv.24 : 10-23) Pour une dent cassée, il devenait légitime de rendre la pareille à la partie adverse, mais pas plus. Au temps de Jérémie, la loi fit un pas de plus dans l’ordre de la perfection : « Mais toi, Yahvé Sabaot, qui juges avec justice et scrutes les reins et les cœurs, puissé-je voir la vengeance que tu tireras de ces gens, car c’est à toi que j’ai remis ma cause. » (Jr. 11 : 20) Ces appels à la vengeance divine s’expriment de façon extrême dans les «Psaumes de vengeance » . ( 31 : 18 ; 59 : 12+ ; 69 : 23-29 ; 83 : 10-19 ; 109 et 139 : 19-22) Sous le régime de la rétribution temporelle, ces psaumes de vengeance, que Jésus lui-même a chanté avec la synagogue, expriment davantage qu’un ressentiment personnel, un besoin de justice en face des puissances du mal toujours actives en ce monde.
L’évangile va rejeter totalement la loi du talion et exiger de la victime la prière et l’amour pour les ennemis (Mt. 5 : 44) A la suite de J`sus et de sa prière sur la croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » , Matthieu prône chez ses disciples l’obligation d’accorder le pardon jusqu’à septante fois sept fois. L’ancienne mesure de la vengeance devient celle du pardon et la mesure du pardon sera de pardonner sans mesure.
LE DÉBITEUR IMPITOYABLE
Pour donner plus de force à son enseignement, à la suite de Jésus, Matthieu convie ses fidèles à la cour céleste. Le spectacle offert dépasse toute imagination. Une dette proprement démesurée amène un fonctionnaire de très haut rang devant le banc de son juge. L’extravagance de la situation nous situe tous, tant que nous sommes, débiteurs insolvables, en une incommensurable détresse, devant Dieu et sa miséricorde. Relisons le chapitre 11e du prophète Osée. Dans le cas présent, la situation devient inimaginable : le droit coutumier palestinien admettait la vente d’un Israélite uniquement dans le cas de vol et l’impossibilité de restitution, mais le débiteur insolvable et sa femme et ses enfants était exemptée de cette vente comme esclave. (Ex. 22) Cela relevait du droit païen. Or le maître ému de pitié, pris de compassion, remet inconditionnellement toute la dette à son serviteur.
Si l’auditoire a pu être soulevée d’admiration devant la générosité du maître, l’indignation l’emportera devant la conduite de l’homme gracié. D’un bout à l’autre de la parabole, nous demeurons toujours dans l’invraisemblance. Quelle marge entre les dix mille talents du premier et les cent deniers du second ! L’enseignement de la parabole n’en ressort que plus clairement. On remémore ici l’exemple de la paille et de la poutre. Le débiteur impitoyable était dans son droit d’exiger la remise de la dette. Mais c’est ici que l’évangéliste situe la pointe du récit : « Ne fallait-il pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon ! » «Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. » (5 : 7) Avoir pitié, être miséricordieux, voilà bien des termes usuels dans le vocabulaire de Matthieu. Mais la prosternation de la détresse humaine devant la pitié de Jésus exige de celui qui fait appel à sa miséricorde un cœur miséricordieux. Ce devoir de miséricorde est chez Matthieu une vertu caractéristique de la religion de Jésus qui mange avec les pécheurs : c’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice. » (9 : 13 ; 23 : 23) Histoire de bonté infinie et de tendresse privilégiée, le temps de Jésus devait un temps de pitié des frères les uns pour les autres. « Pardonne-nous nos offenses…remets-nous nos dettes comme nous remettons à qui nous doit, » prions-nous dans le Pater.
Se référant à l’invective du prophète contre la religion de façade : « Ce peuple m’honore des lèves, mais son cœur reste loin de moi, » (28 : 13) Matthieu insiste en terminant sur l’authenticité du pardon : il doit venir du fond du coeur. Au soir de la vie vous serez jugés sur l’amour. L’Église, lieu de pardon. Si tous en étaient convaincus ! Sa constitution aussi fondamentale qu’historique.